Chevauchée avec le diable


Publié le : 14 décembre 2023

Depuis que Jenna Ortega a enfilé la robe noire de Mercredi Addams, le gothique semble avoir fait un retour en force. Ce style qui faisait encore de vous un paria dans la cour de récré il n’y a pas si longtemps est aujourd’hui à la pointe des tendances sur TikTok. Et si vous ne vous sentez pas vieux, là, en lisant ça, c’est sûrement parce que votre année de naissance commence par un 2.

Mais on ne pactise pas avec le diable à la légère, encore moins si c’est pour des likes. Pour certaines âmes là-dehors, prêter allégeance à Belzébuth va bien au-delà du cosplay. Et bien qu’une bonne partie du monde ait perdu la foi, la seule idée de son existence continue d’en terroriser beaucoup.

Voilà pourquoi, même aujourd’hui, la vue d’une Porsche 930 Turbo avec des ailes XXL, un échappement qui crache des flammes et une livrée satanique a de quoi faire sursauter. Surtout dans les rues calmes d’un Japon si conservateur. Mais après tout, c’est le même pays qui autorise des adultes à porter des couches pour en caresser d’autres déguisés en animaux, alors bon, un antéchrist refroidi par air, ce n’est peut-être pas si étrange.

Sur la bande pare-soleil au sommet du pare-brise, on peut lire RAUH-Welt, le nom d’un légendaire préparateur-charcuteur de Porsche nippon. Et si les Porsche RWB à thème n’ont rien de nouveau, surtout au Pays du Soleil Levant – on pense par exemple à la 930 Stella Artois du patron Akira Nakai –, celle-ci est une commande d’un drôle de gars en veste à clous surnommé Dr Void (“Dr Néant”). Dites bonjour à la RWB Baphomet.

Pour comprendre la raison d’être de cette voiture, une brève biographie de son propriétaire s’impose. Dans le civil, Dr Void, aka Norihide Ensako, est effectivement docteur. Mais en psychiatrie.

« Je peux difficilement venir au bureau avec cette voiture », concède-t-il. Imaginez expliquer à votre patient de 9 h 30 que le démon qu’il a vu n’existe pas, avec cette voiture garée juste devant la fenêtre… La démarche d’Ensako-san n’a cependant rien d’ironique. La RWB Baphomet reflète une vie d’expériences plus ou moins occultes qui remontent à son adolescence.

« Quand j’étais gamin, à la fin des années 1970, il y a eu un boom des supercars au Japon. À l’école, la Ferrari 512BB et la Lamborghini Countach nous faisaient tous rêver. C’était aussi l’époque du shonen Circuit No Ōkami, qui a éveillé notre passion pour les voitures de course.

Mais quand j’ai eu mon permis de conduire, je ne fantasmais pas particulièrement sur des voitures. Je savais depuis tout petit que je voulais explorer le monde, découvrir d’autres cultures, rencontrer des gens sur la même longueur d’onde. Ma passion pour l’automobile a donc été mise en veille. »

Pendant ce voyage d’Ensako-san à la découverte de lui-même, il s’est passionné pour deux choses : la spiritualité et les psychotropes, un cocktail qui l’a fait tomber dans la paranoïa et les sciences occultes. Mais quand il a été temps pour lui de revenir à la réalité, il a su transformer cette expérience en compétence pour devenir psychiatre.

« Quand on travaille comme psychiatre depuis de nombreuses années, on croise beaucoup de patients. Certains qui sont là de leur plein gré, d’autres pour un suivi médical légalement obligatoire. Je me suis passionné pour ceux en proie à des épisodes psychotiques, un aperçu fascinant des capacités du cerveau humain. J’ai commencé à étudier la solitude et la peur, en parallèle avec les hallucinations et les théories du complot, pour mieux comprendre cet état d’esprit. Ce qui m’a ramené à la magie occidentale moderne… puis à la magie du chaos. »

Ce discours vous évoque peut-être votre pote fan de Warhammer après quelques pintes, mais dans les sphères de la spiritualité, c’est très sérieux. Une histoire d’état de “gnose”, où la conscience est altérée et l’esprit tout entier concentré sur une seule pensée. Et apparemment, le maître de cette “magie du chaos” serait le démon Baphomet.

« Après avoir exercé pendant plus de dix ans, j’ai décidé de créer ma boîte et j’ai acheté une voiture pour fêter ça. J’en ai conduit de toutes les marques à ce moment-là. Celle qui m’a le plus surpris ? La Porsche 911. Cette impression d’être à la limite à chaque virage, de faire corps avec elle… Je n’ai retrouvé ça nulle part ailleurs, et ça m’a fait penser à mes patients à personnalités multiples.

 

Résultat, je suis tombé amoureux des Porsche. On peut parler d’addiction. Les différentes facettes de cette voiture me rappellent celles de ma propre psyché. Et si je ne la conduis pas pendant une semaine, je suis en manque. La nuit, quand je me sens seul, il m’arrive d’aller faire un tour avec. Et après avoir fait connaissance d’autres porschistes, j’ai commencé à faire la course sur autoroute. C’est toujours les Porsche qui gagnaient. Une voiture normale à première vue, un démon dès qu’on lâche les chevaux. »

Une fois accro au street-racing, il a fallu à Ensako-san quelque chose de plus hardcore. « Quand vous passez votre temps à traiter les problèmes des autres, vous cherchez un moyen de vous vider la tête chaque soir. Moi, c’était conduire vite. Et à force d’explorer la galaxie Porsche, j’ai fini par découvrir l’art de RAUH-Welt Begriff. Si une Porsche de série paraît déjà posséder plusieurs personnalités, une RWB est complètement psychotique en comparaison. »

Nakai-san, monsieur RWB, est réputé pour ses méthodes de fabrication, disons… décontractées. Il n’est pas rare de le voir fumer ou boire en tenant une scie circulaire dans l’autre main. Et pourtant, même à ses standards, une 911 satanique était une première.

« J’ai vu en Nakai-san un maître de la magie noire japonaise, explique Ensako-san. L’application concrète de la magie du chaos : quelqu’un qui peut arrêter toutes ses autres pensées pour se concentrer sur la création de Baphomet. Lui n’a jamais considéré que j’étais fou. Il a trouvé l’idée intéressante et cool. Et le résultat est plus puissant que tout ce que j’avais imaginé. Avec plus de 500 ch, elle paraît désormais violente, voire dangereuse. Cette vieille auto dissimule un mauvais esprit qui soumet le conducteur à la tentation d’accélérer à la moindre occasion. Quand je la reprends après le travail, je ressens une liberté totale. »

Il n’y a guère qu’au Japon qu’on risquait de croiser un psy au volant d’une 930 Turbo dédiée au diable. C’est une culture qui fait la part belle aux alter ego, une manière de décompresser face aux énormes contraintes mentales de cette société du refoulement. La voiture d’Ensako-san lui rappelle qu’il a le droit d’être lui-même aux yeux du monde. Aux heures de bureau, c’est un pro irréprochable. Au volant de Baphomet, il devient Dr Void.