Interview : Charles Leclerc


Publié le : 22 mai 2019

Janvier 2019 – Yas Marina est à 45 min d’Abu Dhabi. Et depuis 2009, date du premier Grand Prix organisé là-bas, l’endroit a rejoint Monaco et Singapour dans le top 3 des destinations favorites de la jet-set et des millionnaires dans le calendrier du Championnat de F1.

On ne compte plus les yachts aussi gros que des porte-avions qui viennent s’agglutiner ici chaque année. Le Yas Hotel est littéralement construit sur le circuit vu qu’il enjambe les virages 18 et 19. Mais s’il offre une vue imprenable sur la piste, il échoue misérablement à remplir sa vocation primaire, à moins d’être un animal nocturne allergique au sommeil. « Vous logez ici ? » me demande un Charles Leclerc aux yeux écarquillés. « Fernando m’a recommandé de ne pas y mettre les pieds. Il a logé ici il y a quelques années et il n’a quasiment pas pu fermer l’œil du week-end. »

Lui non plus n’est pas au top de sa forme, me confie-t-il alors que nous quittons l’hôtel pour nous diriger vers un Stelvio QV écarlate. Et le plus en vue des rookies n’est pas le seul, la saison a été très longue et la caravane de la F1 s’apprête à faire un break bien mérité. La distance qui sépare l’hôtel des paddocks est anecdotique mais j’ai du mal à réprimer un sourire à l’idée que je sers de chauffeur à un pilote qui, selon les spécialistes, pourrait bien être le prochain pilote Ferrari à être sacré champion du monde. Et parce que c’est Ferrari, c’est au centre de toutes les conversations. Mais pour le moment, ce ne sont que des spéculations, donc mieux vaut nous focaliser sur l’instant présent. TopGear a bénéficié d’un accès privilégié au dernier Grand Prix de la saison 2018, après cela Leclerc sera habillé en rouge et le champ de force de la Scuderia rendra toute approche du pilote monégasque nettement plus compliquée.

Le futur champion ne semble pas être affecté par la situation. Il y a un peu plus d’un an, j’avais passé une journée complète avec lui, c’était à Portofino. À l’époque, il focalisait déjà beaucoup d’attention, ses chances de décrocher un baquet chez Sauber Alfa Romeo étaient de 95 % et il avait fait le trajet en voiture depuis Monaco pour la journée test. C’est de loin le plus détendu, le plus aimable et le plus perspicace des jeunes pilotes que j’aie jamais rencontré. Un des plus drôles aussi. Leclerc a quelque chose en plus, une aura ou du charisme, appelez ça comme vous voudrez ; comme s’il savait quelque chose que vous ne sauriez pas mais sans la moindre trace de supériorité, d’impatience ou de condescendance.

Seize mois séparent nos deux rencontres mais l’homme n’a pas changé d’un iota.
« Tu as un endroit à toi à Monaco maintenant ? » Il me répond en riant : « Oui, je n’habite plus chez ma mère. » Et puisqu’on en parle, la maman de Charles est coiffeuse et compte David Coulthard parmi ses clients.

Son fils est une recrue de la Ferrari Driver Academy, et ceux qui le côtoient professionnellement disent de lui que parmi toutes ses qualités, son talent, sa vitesse de pointe et sa régularité ne sont éclipsés que par sa volonté de vaincre. Mais n’est-ce pas ce qu’on dit de tous les pilotes de F1 ? Troisième Monégasque à accéder à la catégorie reine (après Louis Chiron et Olivier Beretta), Leclerc a commencé le karting dès l’âge de 4 ans sous l’impulsion de son père Hervé, pilote à ses heures en Formule 3. Ce dernier lui a fait rater un jour d’école pour rendre visite à un de ses meilleurs amis, gérant d’une piste de karting non loin de Monaco, à Brignoles. L’ami en question s’appelle Philippe Bianchi, père de Jules Bianchi. Jules, deviendra son parrain sportif, puis son mentor à mesure qu’il gravira les échelons dans la hiérarchie du sport auto via la Formule Renault 2.0, la F3 européenne puis la F2 (six poles consécutives dans cette catégorie), chaque saison disputée dans des teams différents.

« Ça m’a beaucoup aidé de travailler avec des teams de différentes nationalités. Ils ont tous leurs spécificités, et s’adapter à chaque fois à un nouvel environnement m’a beaucoup apporté en pilotage. J’ai aussi appris ce qu’était que la politique. »

En rentrant dans le giron de Ferrari, Jules a pu bénéficier d’un encadrement de haut niveau : coachs physiques et mentaux, accès aux meilleurs simulateurs, physiciens – bref, la crème de la crème, le tout financé par le plus gros acteur du plateau. Les jeunes recrues de l’académie (dont Giuliano Alesi et Enzo Fittipaldi) s’entraînent ensemble et cohabitent même parfois sous le même toit. Cette préparation implique des choses dont le commun des mortels n’a pas la moindre idée, comme de porter tout un équipement mesurant l’activité cérébrale durant une simulation de course. Une fois la simulation terminée, il est demandé aux pilotes de répéter l’exercice en utilisant de moins en moins d’énergie mentale. Dingue, non ?

« Avant de faire ça, j’étais persuadé être concentré à 100 %. Puis j’ai regardé le graphique et j’ai réalisé que ce n’était pas du tout le cas, m’explique Leclerc. C’est un peu la télémétrie du cerveau. Ils ne savent pas ce qu’on pense – heureusement – mais ils peuvent dire si on est anxieux, décontracté, trop décontracté. Il y a un équilibre à trouver. Nous sommes tous différents mais je pense avoir trouvé le bon “réglage”, un compromis entre concentration, relaxation et l’adrénaline générée par la conduite. Il faut le trouver et le maintenir afin d’être dans le meilleur état d’esprit pour les qualif’ ou la course… » 

Pendant ce temps, Nicolas Todt, manager de plusieurs pilotes prometteurs et copropriétaire de l’écurie ART Grand Prix engagée en F2 (et accessoirement fils de l’ancien directeur de la Scuderia Ferrari Jean Todt), a préparé le terrain pour faciliter son accession à la catégorie reine, dénouant tous les écueils contractuels d’un côté, développant son réseau de relations de l’autre (à ce niveau-là, le talent seul ne suffit pas). Vu de l’extérieur, ce garçon semble à deux doigts d’être génétiquement modifié pour la course.

Un joli conte de fées dans le monde merveilleux de la F1 ? La réalité est moins rose et surtout bien plus complexe. Même si la F1 moderne a fait des progrès incroyables en matière de sécurité depuis les années 1980, cette discipline sportive demeure une des plus dangereuses qui soient. Le décès de Jules Bianchi suite à son terrible accident durant le Grand Prix du Japon en 2014 fut une douloureuse piqûre de rappel de cette dure réalité. Le précédent “incident”, qui remonte à 1994, nous avait privés d’Ayrton Senna. Leclerc cite Senna comme une de ses inspirations, il partage involontairement avec le Brésilien un don très particulier : être capable de performances surhumaines dans des moments de tension extrême. Comme les qualifications. Charles garde le souvenir de discussions passionnées qu’il avait avec son père lorsqu’il était enfant à propos de Senna. Le père de Charles est mort en 2017, il n’avait que 54 ans. Son décès est survenu trois jours avant la course de Baku, quatrième épreuve du championnat de F2. Ce week-end-là, son fils s’adjugea la pole position, remporta la première course et se classa second lors de la deuxième manche. À seulement 19 ans,
une telle maturité mentale et émotionnelle est assez rare.

 

Leclerc, lui, se refuse à voir quelque chose de spécial dans cette performance. « C’était difficile parce que quoi qu’on fasse, rien ne vous prépare à perdre un père. J’ai essayé de gérer la situation du mieux que je pouvais. Je me suis demandé ce que mon père aurait voulu s’il avait été avec moi, et je suis arrivé à la conclusion qu’il aurait aimé que je fasse du mieux que je pouvais. Occulter de son esprit ce genre d’événement est impossible mais j’ai essayé de me concentrer sur mon week-end de course, d’obtenir un bon résultat, pour lui. J’aurais aimé qu’il soit présent à chaque étape importante de ma carrière. Je pense à lui tous les jours. Mais je suis pratiquement certain qu’il me voit. »

« J’ai beaucoup de difficultés à me trouver des qualités, enchaîne-t-il, parce que je cherche à m’améliorer constamment dans tous les domaines. Donc dire que j’ai du talent est quelque chose qui m’est impossible. » Fred Vasseur, à la tête du team F1 Sauber-Alfa Romeo, connaît Leclerc depuis qu’il a fait ses armes en monoplace. Il a travaillé avec des pilotes comme Nico Rosberg en 2005 chez ART GP2, et un certain Lewis Hamilton en 2006. Non seulement il sait repérer un pilote de talent mais il est capable de disséquer ses qualités une par une. Et la vitesse de pointe surnaturelle de Leclerc n’est que la pointe de l’iceberg.

« Être rapide fait partie de prérequis dans ce business. Les 20 pilotes sur la grille de départ sont parmi les meilleurs du monde, ils sont tous rapides, explique-t-il. Charles a les qualités pour être un vrai leader au sein d’une équipe. Ce qu’on peut comparer [avec d’autres grands pilotes] c’est leur approche de la compétition, la manière qu’ils ont de gérer les difficultés qui se présentent devant eux. » Et jusque-là, Charles s’est révélé être un compétiteur féroce. C’est quelqu’un de très charismatique, capable de fédérer une équipe autour de lui. Sur un circuit
de F1, avec plusieurs milliers de personnes autour de vous, arriver à motiver les mécaniciens et les ingénieurs n’est pas une tâche facile, c’est une qualité rare.

« J’aimerais voir éclore son talent. Mais je sais que la première étape qu’il
a franchie avec nous n’est rien en comparaison de ce qui l’attend… Son transfert chez
 Ferrari signifie que collectivement, nous [Sauber] avons fait du bon travail mais c’est bien évidemment frustrant de le voir partir. »

Leclerc a mis un peu de temps avant de se sentir à l’aise avec la voiture, mais durant le sublimement chaotique Grand Prix d’Azerbaïdjan, il a su se frayer un chemin entre les débris de monoplaces et les ego brisés pour terminer à une étonnante sixième position. Par la suite, ses progrès ont suivi une trajectoire similaire à celle d’un Alonso, d’un Schumacher ou d’un Senna, même si une comparaison directe est évidemment impossible. On se contentera de dire qu’il a plusieurs fois surpassé le potentiel du package moteur-châssis mis à sa disposition (même si la C37 a évolué de manière spectaculaire au cours
de la saison) et fait mieux que son coéquipier. La F1 l’a remarqué.

Sergio Marchionne, aujourd’hui disparu, avait très rapidement décrété qu’il était prêt pour être titularisé chez Ferrari dès la saison suivante, mais son décès prématuré et les intrigues politiques qui s’en sont suivies (sans oublier l’excellente fin de saison de Räikönnen) ont bien failli mettre en péril cette promotion. Charles Leclerc est aujourd’hui le plus jeune pilote jamais recruté par Ferrari depuis Ricardo Rodriguez en 1961.

Je rapporte à Leclerc les observations de Vasseur à son égard. « Je me suis intégré rapidement dans tous les teams où j’ai été. J’essaie de faire preuve d’honnêteté envers les gens avec qui je travaille et de bien m’entendre avec eux. Ça a été un vrai challenge en F1 parce les équipes sont tellement grandes que ça devient difficile d’avoir une relation de confiance avec tout le monde. »

Quand je lui fais remarquer que j’ai du mal à l’imaginer réagir de la même manière que Verstappen lors de son accrochage avec Esteban Ocon alors qu’il menait le Grand Prix du Brésil, sa réponse est très pragmatique.

« Ça dépend de la situation. Il y a des moments où je peux être impatient. Quand il y a des incidents comme celui-là, je ne suis pas du genre à réagir à chaud et dire des choses sans réfléchir… comme je l’ai fait avec Magnussen à Suzuka, quand j’ai dit qu’il était stupide [Juste après s’être fait coupé la route, Charles a lâché : « Magnussen est stupide et il sera toujours stupide. C’est une honte, mais c’est un fait ! » dans la radio du team]. Je pense toujours qu’il a tort mais habituellement je réfléchis avant d’agir. »

Mais tout le monde adore les frictions entre les pilotes, ça fait partie intégrante de la F1, Liberty Media est friand de ce genre de choses, tout comme les responsables des teams… « J’en suis conscient, mais je ne vais pas me comporter comme ça simplement parce que c’est ce que les gens attendent de moi. Si ma personnalité ne convient pas à certains, ça ne me dérange pas… »

Est-il trop jeune ? « Non. L’expérience est très importante en F1 mais en ce qui concerne la vitesse, soit on l’a, soit on ne l’a pas. Si je ne suis pas rapide l’an prochain (2019), ils n’attendront pas après moi toute une saison. Si je le suis… eh bien ce sera la preuve que j’ai raison. »

Je lui demande s’il est familier avec l’inévitable rôle de la politique en F1. « En toute honnêteté, beaucoup de gens m’ont prévenu à propos de ça, mais il n’y en a pas eu cette saison, probablement parce que je suis dans un petit team. »

Leclerc finira septième dans cette course, après avoir dépassé Daniel Ricciardo dans les premiers tours. Septième, c’est presque décevant. Deux jours plus tard, il testera les Pirelli 2019 au volant d’une Ferrari, et se classera tout en haut de la feuille des temps. Le décor est posé.