JEEP WRANGLER : le dernier des géants


Publié le : 3 juillet 2019

 « Hey ! Sympa la Jeep ! Ça c’est de la bagnooole ! », s’exclame un type chaussé d’énormes Rollerblade en passant devant nous à toute vitesse. Il porte un short en film alimentaire et a manifestement une (trop) haute opinion de son corps. Une femme juchée sur un vélo de plage ralentit, l’air pensif. « Des caméras ! glapit-elle soudain. Des CAMÉRAAAS ! Pour faire des FIIILMS ! AAAAH ! » Elle tracte un gars sur un skateboard, torse nu, le teint orange vif, qui me salue d’un regard vide tout en tirant sur sa cigarette électronique. Je prends mon sourire le moins gêné possible, tandis que passe un commando de surfeurs taillés comme des dieux grecs. Ça me donne envie d’un donut, tiens !

Le front de mer, à Los Angeles, c’est… spécial.

Nous venons de quitter l’aéroport. Nous hésitons encore sur la direction à prendre, au propre comme au figuré, pour tester cette nouvelle Jeep, un Wrangler série JL en version Rubicon. Même si LA est une aventure en soi, toutes les Jeeps du coin sont en pleine transhumance vers Moab, dans l’Utah, où se tient l’Easter Jeep Safari. À environ 1300 km et 12 heures de route. Adjugé !

On ne dirait pas, mais ce Wrangler n’a plus rien à voir avec l’ancien : nouveau châssis (toujours en échelle), nouvelle carrosserie, nouveaux moteurs. Mais l’allure n’a pas changé, et les essieux sont toujours rigides (le jeepiste canal historique est intraitable sur ce point). Par rapport au Wrangler de base, notre Rubicon se distingue par ses ponts Dana 44, ses pneus de 33 pouces, ses ailes surélevées et sa transmission 4×4 Rock-Track, dont la boîte de transfert ajoute une démultiplication encore plus courte à la boîte auto à 8 rapports optionnelle. Il dispose aussi de blocages de différentiel avant et arrière. C’est un curieux mélange de pragmatisme old school et de confort moderne. Notre auto est aussi équipée d’un toit en trois pièces (deux panneaux au-dessus des places avant et un gros hard top à l’arrière, impossible à stocker à bord). Quand il est enlevé, il laisse apparaître un arceau ton carrosserie, et fait à ma connaissance du Wrangler le seul SUV découvrable à 5 places du marché. Et ça, c’est avant de découvrir qu’on peut aussi rabattre le pare-brise sur le capot et démonter les portières, le tout en moins de 10 minutes. Mais avant de s’attaquer au hors-piste, il va falloir se farcir un sacré bout de route. Autant partir tout de suite.

LA est un peu compliquée quand on n’est pas habitué. Nous laissons la plage derrière nous et mettons le cap vers l’ouest, au-dessus de Compton, à travers un méli-mélo de rocades, jusqu’à récupérer la I-15 quelque part à Rancho Cucamonga. Ensuite, c’est un mauvais tronçon d’autoroute vers Barstow, au cœur de l’Inland Empire. C’est ici que nous faisons une courte halte dans un parc aquatique à l’abandon. Et que notre étrange road trip commence vraiment.

C’est juste là. Un petit îlot de couleur, autrefois peuplé d’enfants surexcités, maintenant en ruine, roussi par le soleil et couvert de tags. De talus en talus, nous nous frayons un chemin dans l’enceinte grâce aux blocages de pont de la Jeep, et nous arrêtons pour faire quelques photos dans l’un des lieux les plus bizarres qu’il m’ait été donné de visiter. Le parc de Lake Dolores Rock-A-Hoola a été construit dans les années 1950 et ouvert au public au début des années 1960, jusqu’à sa fermeture à la fin des années 1980. Il n’en reste plus qu’une galerie de street-art recuite par les UV.

Nous flanquons la trouille à deux gamins. Il faut dire que même si aucun panneau n’interdit l’entrée et qu’il ne semble pas y avoir de gardien, un léger parfum d’interdit flotte malgré tout dans l’air. Surtout quand je tombe sur les vestiges d’une soirée dans l’un des kiosques sans fenêtres, transformé en zone de guerre. “L’esprit de la liberté, la promesse de l’aventure”, tel est le slogan local de Jeep pour ce nouveau Wrangler. Je ne suis pas sûr qu’ils pensaient à la liberté d’être abattu accidentellement par un agent de sécurité trop nerveux, et à l’aventure du système de santé américain quand on s’est tranché un orteil sur les éclats d’une pipe à crack.

 

Mais le temps presse, et il faut repartir car il ne vous aura pas échappé que l’Amérique, c’est assez vaste. Nous dépassons la ville de Zzyzx, ex-Soda Springs. Ça se prononce Zizix. Rien à voir avec le cousin exhib d’Obélix : c’est l’entrepreneur Curtis Howe Springer qui a ainsi rebaptisé la ville en 1944 pour que son nom devienne le dernier mot de la langue anglaise. Chacun ses hobbies. Moi, c’est plutôt les T-shirts à tête d’animal, tel ce magnifique loup que je dégote dans une station-service locale. Je lance une playlist Bruce Springsteen à pleins tubes, et c’est reparti.

Je ne m’attendais vraiment pas à ce que la Jeep soit aussi à l’aise sur la route. Elle est juste un peu sensible au vent latéral, ce qui se ressent quand nous dépassons des poids lourds sur ces plateaux, mais même avec les pneus ultralarges du Rubicon et ses essieux rigides, on peut parler de confort. D’accord, on est loin du pullman, mais aucune auto aussi compétente en hors-piste ne ferait mieux à 130 km/h. Jeep a soigné les détails en étudiant attentivement les requêtes de ses clients. Les charnières de porte sont ainsi plus longues (pour faciliter leur remontage), le système multimédia plus moderne, tandis que le Wrangler JL progresse nettement en comportement, en sobriété et en insonorisation. Et ça se voit.

Nous franchissons la frontière du Nevada au sud de Primm, et continuons à tailler la route. Jusqu’à l’hallucination. Des rochers multicolores ? Nous nous arrêtons au pied des Sept Montagnes magiques, une installation de l’artiste suisse Ugo Rondinone constituée de sept piles de rochers fluo d’une dizaine de mètres de haut, et restons songeurs. Cette œuvre se veut « l’expression créative de la présence humaine dans le désert », mais elle offre surtout une expression de l’humanité elle-même, en l’occurrence tous ces touristes en quête du selfie parfait, qui ne regardent jamais l’installation qu’à travers l’écran HD de leur smartphone. Complètement blasés, nous repartons.

Nous passons la nuit à Las Vegas, qui dégouline tellement de néons qu’on les sentirait presque s’imprimer sur la peau. Pareil pour l’odeur de débauche, ou le goût des gueules de bois et des regrets à venir, quand vous remontez Las Vegas Boulevard. À moins que ce ne soit l’effet de notre excellent dîner au Peppermill, un établissement moitié resto, moitié boîte de nuit. Les ribs commandés par Mark, le photographe, l’ont achevé, et il est maintenant en train de comater sous le regard consterné de Roush, le cadreur. Il est vraiment temps d’aller se coucher.

Au programme le jour suivant, seulement quelques heures de route le long de l’I-15 vers l’Utah puis en direction de Moab via l’I-70 et la Route 191, en se faufilant entre les canyons sans difficulté. C’est même un peu trop facile. Nous prenons des chambres en ville, où c’est le branle-bas de combat pour le Jeep Easter Safari. Dans la rue, on ne croise d’ailleurs que des Jeeps de toutes les espèces, du grimpe-trottoir propre sur lui au tout-terrain de compète à l’empattement et aux porte-à-faux rabotés, capable d’escalader une pyramide et d’en redescendre. À côté, notre Rubicon de série a l’air d’un mignon SUV urbain. En tout cas, cette effervescence montre que Jeep est plus qu’une marque : c’est une véritable religion. Après s’être illustré sur les champs de bataille de l’autoroute et du centre-ville, le Wrangler va enfin prendre la piste.

Une piste en particulier, à vrai dire, considérée comme l’une des plus escarpées de tous les États-Unis : Shafer Trail. Tracée à l’origine par John Sog Shafer en 1917 pour que ses troupeaux puissent descendre s’abreuver dans les canyons, elle devint une vraie (mais dangereuse) route quand on commença à extraire de l’uranium par ici dans les années 1940 et 1950. Ces collines recèlent en effet de la carnotite, un minéral composé de radium, de vanadium et d’uranium, qui avait autrefois de multiples usages : colorer les peintures phosphorescentes, améliorer l’élasticité et la résistance de l’acier, et bien sûr alimenter le programme nucléaire américain. La Commission de l’énergie atomique des États-Unis finança ainsi l’aménagement de nombreuses routes comme celle-ci dans la région, et Moab se fit connaître comme la  capitale mondiale de l’uranium. Enfin, “aménagement”, c’est quand même un bien grand mot.

Si vous googlez “Shafer Trail”, vous tomberez très vite sur des mises en garde quant à la dangerosité du parcours. En réalité, c’est impressionnant, mais vous prenez statistiquement bien plus de risques sur l’autoroute entre LA et Vegas. Bon, il faut bien admettre que c’est tape-cul. N’empêche que le Wrangler passe sans le moindre problème en quatre roues motrices sur ses rapports longs, avec seulement quelques passages au ralenti sur la gamme courte. Tranquille. Nous n’avons jamais, mais alors jamais l’impression que nous allons être bloqués, ou même en difficulté. Il n’y a que lorsqu’on croise quelqu’un en sens inverse que ça devient parfois un peu chaud. Même avec une caméra de recul, prendre une épingle en marche arrière avec 200 m de vide d’un côté et aucun rail de sécurité, je vous assure que ça remet les idées en place.

Ah oui, le vide. Après quelques heures de balade en suivant le fond du canyon, nous empruntons le tronçon “ascenseur”, de loin le plus scabreux. Une seule voie, pas de barrière. Les épingles permettent de gagner rapidement en altitude, avec un angle et un dénivelé tels que la roue arrière intérieure patine régulièrement. Je ne voudrais pas faire ça dans le noir ou sous la pluie, à part ça, ça va. À condition de ne pas se laisser distraire par la vue, mais ça, c’est impossible : en approchant du sommet, vous réalisez que la piste est perchée en surplomb, et que le canyon – et la route – s’étendent à perte de vue en contrebas, telle une interminable corde jetée sur la surface de Mars. Nous nous arrêtons au bord du gouffre, séparés du fond de la vallée par 300 m d’air pur. Et nous avons le souffle coupé.

Les grands espaces américains dans toute leur splendeur. C’est absolument magnifique. Les mots sont inutiles et nous partageons un instant d’extase silencieuse.

C’est justement cette vue et ces moments de communion avec la nature qu’une voiture comme le Wrangler peut offrir. L’accès aux pistes les plus reculées, et assez de confiance pour les emprunter. C’est sûr, il y a plus moderne. Mais le Wrangler a fait ses preuves sur le terrain, a évolué imperceptiblement pour s’adapter parfaitement à son milieu. Même si ses capacités en tout-terrain dépassent de très loin ce que 99 % de ses propriétaires lui demanderont, cet excès de compétence le rend facile à appréhender pour les novices. Entre les mains d’un pro, c’est l’arme absolue. Plus agréable sur la route, plus confortable, plus facile à conduire, cette nouvelle version fait la jonction entre la bête de somme et le daily driver. Là, maintenant, au fin fond des États-Unis, sur une piste de montagne après un long et curieux road trip, je ne voudrais être au volant d’aucune autre voiture. Sans faire d’histoires, le Wrangler rend des services qu’aucun train ou aucun véhicule électrique semi-autonome ne pourra jamais rendre. Il rappelle la raison d’être de l’automobile : la liberté. Comme recommandation, on peut difficilement faire mieux.