Lamborghini Terzio Millennio

Charlie TURNER • Loïc DEPAILLER
Publié le : 30 novembre 2018

Dans un paysage automobile littéralement embouteillé avec des concept cars tous plus radicaux les uns que les autres – et dont aucun ne verra jamais le jour –, on pourrait aisément catégoriser la Lamborghini Terzo Millennio comme une sucrerie hallucinogène. Outre la claque visuelle (Lambo est coutumier du fait), sa fiche technique est carrément surréaliste : supercondensateur qui n’a pas encore été inventé, énergie des batteries stockée dans du carbone en faisant appel à la nanotechnologie, carrosserie capable de se réparer toute seule, moteurs électriques logés directement dans les roues… Pourtant, en creusant un peu, ce projet est nettement moins farfelu qu’il n’y paraît.

Lamborghini a un problème. Même en retournant le futur dans tous les sens, les probabilités que nous roulions bientôt tous en voiture électrique sont de plus en plus élevées. Et quand on est un constructeur de supercars dont l’histoire s’est bâtie autour de V12 tonitruants, c’est pour le moins problématique. Si l’arrivée de l’Urus va permettre aux V10 et V12 de rester un peu plus longtemps dans la gamme (Sant’Agata a confirmé que les deux moteurs seront hybridés sur les remplaçantes de l’Huracán et de l’Aventador), Lamborghini doit définir “sa” vision du futur dans un monde électrifié. Et tant qu’à faire, la partager…

C’est dans cette optique que nous avons fait le voyage jusqu’au quartier général de Lambo pour accéder en avant-première à la Terzo Millennio en compagnie des gens à l’initiative de ce projet. Je dis “l’initiative” parce que Lamborghini a fait appel à des gens de l’extérieur pour imaginer ce que sera une supercar sans moteur à explosion et plus si affinité… Qui ? Le MIT (Massachussetts Institute of Technologie), un endroit où les hommes et les femmes ont tous un grand front, un gros Q.I., d’énooormes connaissances techniques et l’esprit affûté comme un scalpel. C’est d’ailleurs là-bas que la Terzo Millennio a été dévoilée pour la première fois, le 6 novembre 2017.

L’auto est là, cachée dans les entrailles du Centro Stile, la zone 51 de Lamborghini. Ses proportions sont d’une telle agressivité qu’elle donnerait des complexes d’infériorité à une Ford GT, avec un minuscule poste de pilotage lové entre les deux roues avant carénées façon chasseur furtif avec plein d’angles obtus. Les pneus sont énormes, la garde au sol digne d’une F1 et la hauteur totale avoisine celle d’une table basse. Vu de l’extérieur, on en vient à se demander comment deux personnes de taille adulte peuvent tenir dans le cockpit.

En continuant de tourner autour, on remarque que des détails typiques de la marque ont été revus et corrigés. D’autres, comme le carénage autour de la lunette arrière, l’arrière tronqué à la base des roues ou encore une exploitation intelligente de l’espace négatif, sont plus génériques des supercars modernes. Toutefois,  le Centro Style a parfaitement su préserver l’identité visuelle de la marque tout en donnant à l’ensemble un côté futuriste mais pas trop. Si dans le brief initial le but était que cette automobile finisse en poster dans la chambre de jeunes fans d’hypercars – comme le fut la Countach en son temps –, alors Sant’Agata a mis droit dans le mille. Il suffit de consulter le compte Instagram de Mitja Borkert pour s’en rendre compte. L’homme a osé le test ultime en matière de design : poser la voiture devant une école (et même dans une école) pour tester la réaction de jeunes enfants. Résultat ? Succès total !

Mais la vocation première de cette automobile n’est pas du tout de provoquer une crise d’hystérie collective parmi la populace prépubère, il s’agit plutôt de s’affirmer comme un futur leader dans l’innovation technologique. Vu mon pitoyable niveau scientifique, c’est là que je laisse la parole à Maurizio Reggiani, directeur technique chez Lamborghini : « Ce projet a débuté lorsque nous avons commencé à parler d’électrification et de ce que ferait Lamborghini si nous produisions une voiture électrique. Le cahier des charges était simple : atteindre 300 km/h et pouvoir faire trois tours de la boucle nord du Nürburgring. Il fallait donc beaucoup de puissance mais également avoir l’autonomie nécessaire pour profiter de cette puissance. Pourquoi trois tours ? Parce que de toute façon, après trois boucles sur la Nordschleife, vous n’avez plus de pneus », dit-il avec un sourire.

« Nous avons commencé à regarder ce qui existait comme batteries et comme moteurs sur le marché… et avons réalisé que la technologie existante n’était pas au niveau de nos attentes. »

« Nous avons commencé à discuter en interne : en partant d’une feuille blanche, est-il possible d’avoir une grande capacité de stockage d’énergie sans pénaliser le poids ou le packaging de la voiture ? Mais ce genre de conversation ne mène à rien tant que votre esprit est contaminé par un processus de développement classique. Donc nous sommes retournés travailler en laboratoire. » Ces derniers temps, une nouvelle hypercar fait son apparition tous les deux-trois mois, promettant à son milliardaire de pilote de le téléporter de 0 à 100 km/h plus vite que n’importe quelle autre automobile. Mais lorsqu’on regarde leur fiche technique, elles sont toutes construites sur le même moule avec un châssis façon planche de skate-board intégrant plusieurs packs de batteries collés les uns aux autres. Toutes les VE modernes sont bâties sur cette base, du Modèle 3 de Tesla jusqu’à l’Aspark Owl.

Une technologique que Reggiani décrit comme « évolutionnaire, pas révolutionnaire ». La Terzo a été conçue pour s’affranchir des contraintes imposées par les limites de la technologie actuelle. Donc si on se débarrasse des traditionnels packs de batteries, comment et où stocker l’énergie ?

Dans les panneaux de carrosserie. Oui, cela semble une hérésie, mais Lamborghini travaille en association avec le MIT sur une nanotechnologie qui permettra d’insérer des millions d’anodes et de cathodes en cuivre entre les mailles de la fibre de carbone. Donc techniquement, l’énergie n’est pas stockée “dans” la carrosserie mais les batteries serviront d’enveloppe extérieure. Le MIT assure la partie énergie, Lambo apporte son savoir-faire dans le façonnage du carbone. Ce partenariat technique, qui s’étale sur trois ans, a déjà commencé à porter ses fruits. D’après Reggiani, les premiers tests menés par le MIT se sont révélés concluants et les 18 mois restants de cette association seront dédiés à trouver comment appliquer à la (petite) série ce procédé. « Le laboratoire du MIT a déjà prouvé que ça fonctionnait à petite échelle, explique Reggiani. La plus grosse part du boulot consiste maintenant à industrialiser ce processus. »

Ce procédé peut vous sembler fantaisiste, mais si le MIT peut l’appliquer à la production de masse, cela pourrait transformer tout le secteur automobile. Et la magie ne s’arrête pas là. Les panneaux de carrosserie auront des propriétés d’autoguérison. Ne riez pas, cette technologie, actuellement en cours de développement dans l’industrie aérospatiale, combine nanotechnologie (encore) et chimie macromoléculaire pour résorber n’importe quel dommage structurel mineur.

Maîtriser le stockage d’énergie dans la carrosserie et atteindre les objectifs de performance fixés nécessite un bond technologique majeur. Une fois encore, Reggiani travaille main dans la main avec le MIT pour développer un supercondensateur capable de répondre à leurs besoins. Les principaux avantages d’un supercondensateur face à une batterie standard sont de pouvoir emmagasiner jusqu’à 100 fois plus d’énergie, de la stocker et de la restituer beaucoup plus vite, et de pouvoir encaisser plus de cycles de charge/décharge. En résumé, ils sont plus légers, plus denses énergétiquement et ils pourraient permettre à la Terzo Millennio de faire trois tours du Ring en mode qualification. Mais l’utilisation de ce type de technologie dans le milieu de l’automobile n’en est qu’à ses balbutiements, notamment parce que les supercondensateurs ont encore du mal à tenir la charge dans le temps. Cependant, Reggiani est confiant : « Il y a un gars qui travaille avec nous, un de ceux qui ont un cerveau dix fois plus gros que le mien. Il surveille tout ce qui se fait sur le marché et il a découvert quelque chose d’exceptionnel. Pour vous donner une idée, ce que nous avons trouvé avec le MIT, c’est un élément capable de développer 4,5 V, ce qui veut dire que le pic de puissance est trois fois supérieur à tout ce qui existe sur le marché actuellement. »

Pour assurer la propulsion, l’équipe de la Terzo a choisi d’intégrer un moteur électrique dans chacune des roues, autorisant du torque vectoring aux quatre coins, et la panoplie complète “fly by wire” (contrôle électronique sans liaison physique) pour la direction, les freins et l’accélérateur. Ce qui ouvre la porte à la conduite autonome… Mais une d’un genre très particulier. « Vous achetez une Lamborghini pour la conduire, explique Reggiani, et j’ai du mal à imaginer un de nos propriétaires laisser un ordinateur faire le travail à sa place. Ce que nous voulons faire avec une voiture comme celle-là, c’est créer une sorte d’interface virtuelle qui serait capable de communiquer avec vous, de vous conseiller sur comment exploiter au mieux tout le potentiel de l’auto, ce qu’il vous manque pour atteindre ses limites et quoi faire pour y arriver – une sorte de coach personnel. C’est comme ça que nous voyons la conduite autonome. »

Et donc pendant que certains s’arrachent les cheveux pour que leur voiture autonome les ramène chez eux après une soirée trop arrosée, l’assistant virtuel de Lambo sera capable de superposer vos pitoyables efforts sur piste au maximum absolu sur un tour, puis ajustera en conséquence le niveau des assistances pour vous aider à trouver le dieu du pilotage qui se cache dans votre for intérieur.

Un autre challenge, moins axé techno mais tout aussi important, attend Lamborghini. Celui du bruit, ou plus exactement son absence. À l’instar de Jaguar avec l’I-Pace ou de Harley Davidson avec le LiveWire, le chant de l’italienne viendra de sa pignonnerie et Sant’Agata test plusieurs pièces différentes pour trouver “sa” sonorité. D’autre part, l’équipe en charge de la Terzo est en passe de signer un autre partenariat pour étudier comment transformer certaines zones de la carrosserie de la Terzo en instruments à vent à haute vitesse. Cadeau bonus, pour moduler le niveau sonore et optimiser l’aérodynamique, les deux évents latéraux localisés derrière les roues avant sont mobiles.

La prochaine fois que vous verrez la Terzo Millennio, deux choix s’offriront désormais à vous : soit ranger l’ensemble des concepts qu’elle explore dans la catégorie “pure fiction”, soit ouvrir vos chakras et vous rappeler que chaque avancée technologique majeure dans l’automobile a été le fruit d’une approche radicalement décalée. Dans les années 1990, utiliser des fils de carbone tissés pour en faire des panneaux de carrosserie – et je ne vous parle même pas d’un châssis – était considéré comme une idée farfelue. Dix ans plus tard, on le retrouvait sur les supercars les plus exotiques. Et aujourd’hui vous pouvez mettre la main sur une automobile presque intégralement faite de ce matériau moyennant moins de 40 000 € (l’i3 de BMW pour ceux qui ne suivent pas dans le fond). Pour Reggiani, « la crédibilité de Lamborghini réside dans sa capacité à regarder loin devant, pas de garder l’œil rivé dans le rétroviseur ». Avec la Terzo Millennio, Sant’Agata s’est carrément équipé de jumelles longue portée tant elle remet en cause tous les principes qui régissent l’industrie des véhicules électriques. Et on a envie d’y croire, pas vous ?