Team America

Jason BARLOW • Niels de GEYER
Publié le : 8 novembre 2019

C’est une histoire taillée sur mesure pour Hollywood. Nous sommes en 1963, dans le monde de Mad Men, des Beatles et de James Bond. Ford a beau être un géant de l’automobile, il est en quête d’image. La Mustang est imminente, mais la course semble le meilleur moyen d’accéder à une gloire mondiale et immédiate.

Lee Iacocca, brillant vice-président de l’entreprise, soumet au PDG Henry Ford II le programme Total Performance. Ensemble, ils forment le projet de racheter Ferrari. Les Italiens ont le glamour, les voitures, et restent sur quatre victoires consécutives aux 24 Heures du Mans, la course d’endurance la plus prestigieuse du monde.

Une délégation menée par Don Frey, responsable produit, est envoyée à Maranello courtiser Il Commendatore. Frey est un ingénieur, et Enzo Ferrari respecte ça. Bien plus, en tout cas, qu’il n’a de considération pour les financiers de Detroit. Il emmène même Frey faire un tour en voiture dans les collines, récoltant au passage une amende pour excès de vitesse. C’était sa technique de séduction à lui. Ferrari était en position de force, mais la marque avait désespérément besoin d’argent frais. Au bout d’une semaine de négociations et d’effets de manche, le 20 mai 1963, Enzo Ferrari demande solennellement : « Dottore Ingegnere, si je veux aligner des voitures à Indianapolis et que vous ne voulez pas que j’aligne des voitures à Indianapolis, on y va, ou on n’y va pas ? »

Question rhétorique, évidemment, connaissant la fierté maladive d’Enzo Ferrari (qui a alors 65 ans). « Vous n’y allez pas », répond Frey. Ferrari blêmit, s’offusque. L’accord tombe à l’eau. Ce qui ne les empêche pas d’aller dîner.

Quand Frey revient rendre des comptes à Henry Ford, qui n’est pas moins commode, la réponse de ce dernier marque le début de la légende : « Allez au Mans et bottez-lui le cul. » La GT40 qui naîtra de cet affront régnera sur l’endurance dans les années 60, mais son histoire, et celle qui sous-tend le film Le Mans 66, est beaucoup plus complexe qu’une simple bagarre à coup de roues Ford vs Ferrari (le titre du film aux Etats-Unis, tiens donc).

« Là d’où je viens, c’est facile de faire un film d’action, me dit James Mangold, le réalisateur. Il faut planifier, travailler avec les meilleurs, et des moyens. L’argent peut vous procurer tous les jouets dont vous avez besoin, mais il n’achète pas une histoire. »

« Il y a tellement de blockbusters d’action puérils, conçus d’abord pour les gamins de 13 ans, continue-t-il. Bien sûr, ils plaisent aussi aux adultes, mais ils restent très simplistes. Les films d’action peuvent aussi être émouvants, inspirants, et les adultes s’y retrouver plutôt que de s’identifier à des archétypes ou des personnages de cartoon. De vrais hommes et femmes, avec des problèmes réalistes, des impôts à payer et des patrons imbuvables. Le contraire d’un superhéros, donc. »

Inévitablement, Le Mans 66 prend quelques raccourcis pour conter la revanche de Ford face au camouflet italien, ce qui ne manquera pas de faire tiquer les puristes tout du long. Mais en se focalisant sur Carroll Shelby et le héros de l’ombre Ken Miles, et en choisissant un somptueux duo Matt Damon / Christian Bale pour les interpréter, ce film évoque Raging Bull, L’Étoffe des héros ou Apollo 13 par son échelle, son ambition et sa puissance évocatrice. Autant dire qu’il ne va pas suffire de multiplier les plans de coupe sur un changement de rapport ou un crissement de pneus.

C’est l’ingénieur anglais expatrié Roy Lunn, ancien de l’équipe Aston Martin au Mans et responsable du département Véhicules avancés de chez Ford, qui initie le développement de la GT. Le 12 juin 1963, Frey et lui présentent un programme de course confidentiel aux ronds-de-cuir de chez Ford, autour d’une voiture à moteur central baptisée GT40 (elle faisait 40 pouces de haut, soit 1,02 m), et son dérivé routier, la GT46. Il leur faut 5 minutes pour obtenir le feu vert, les 55 autres étant consacrées à discuter stratégie marketing. Rien n’a vraiment changé depuis…

Lunn part pour le Royaume-Uni, où l’urgence de la situation le fait pousser la porte de Lola. Leur GT Mk6 présente l’architecture idéale, avec une structure en aluminium et un V8 Ford. Bref, un prototype de GT40 qui ne dit pas son nom. Lunn en achète deux, arrache 1,7 million de dollars aux comptables de Dearborn (le siège global de Ford), recrute l’ancien patron de l’écurie Aston Martin John Wyer, et se met au travail. Très vite, il se prend le bec avec Eric Broadley, propriétaire de Lola, dont le directeur Tony Southgate (qui dessinera plus tard de nombreuses F1 et la Jaguar XJR-9 victorieuse au Mans) reproche à Ford de mener le projet avec des œillères. « Il était impossible de s’écarter du script. Ce n’est pas comme ça que la course automobile fonctionne. »

Un test en 1964 met au jour de sérieux problèmes de stabilité à haute vitesse : la GT40 atteint les 320 km/h mais montre une fâcheuse tendance à vouloir s’envoler à partir de 275. Ses trois premières sorties en course, aux 1 000 km du Nürburgring, aux 24 heures du Mans puis aux 12 heures de Reims, se soldent par des abandons en série. Assez rapidement, le développement de la voiture et son engagement en course sont confiés à l’homme qui avait vaincu les Ferrari au Mans en 1959 au volant d’une Aston Martin, un certain Carroll Shelby. Un éleveur de poulets texan dont la carrière en compétition a été coupée court par des problèmes cardiaques. Mais aussi un entrepreneur-né, déjà célèbre pour avoir conçu la redoutable AC Cobra.

Sa pugnacité donne le coup de collier qu’il fallait au programme GT40. Elle permet aussi aux scénaristes du film d’explorer sa relation avec un autre expat’ britannique, Ken Miles, pilote et ingénieur tête brûlée mais charismatique. Miles est dans une mauvaise passe financière quand on fait sa connaissance, et même si on le voit balancer une clef à molette dans la poire de Shelby et en venir aux mains avec lui en pleine rue, il est évident que les deux hommes sont sur la même longueur d’onde. « Butch et Sundance », résume James Mangold, grand amateur de westerns. Tandis que Henry Ford II (brillamment interprété par Tracy Letts) ordonne à Shelby de « partir en guerre » contre Ferrari, le film s’attarde aussi sur la lutte intestine entre le vice-président de Ford Leo Beebe, loyal mais hypocrite, et le chien fou Ken Miles.

Le QG de Shelby occupe 12,5 hectares près de Los Angeles, sur un site auparavant dédié à la construction d’avions de chasse. Le V8 small-block 4.2 l cède la place au 7.0 l que Shelby avait déjà greffé avec tant de succès à la Cobra, associé à une nouvelle transmission ZF. Le film suit le commando monté par Shelby et le développement de la voiture qui, de gouffre financier embarrassant, devient peu à peu un monstre indestructible. Mais c’est aussi une histoire d’amour entre un père et son fils, qui explore les extrémités qu’un homme peut atteindre lorsqu’il doit se réinventer à un tournant de sa vie. Ce que confirment Matt Damon et Christian Bale, avec qui TopGear a pu s’entretenir simultanément en exclusivité.

« Ce n’est pas comme si on s’y connaissait là-dessus, s’esclaffe Bale. On a passé toute notre chienne de vie à essayer de se réinventer ! »

« Tout ce qu’on fait, c’est se réinventer, renchérit Damon. Regardez : c’est un jalon pour tous les deux. C’est la dernière chance de Miles. Et une occasion pour Shelby de prendre une autre dimension. Lui aussi a réussi. C’est le début d’une légende, qui conditionnera les quarante années suivantes pour cet homme. » Ayant déjà rencontre Bale à Fiorano il y a quelques années – il se préparait alors à interpréter Enzo Ferrari avant de renoncer à ce projet –, j’ai quand même l’impression que cela le démangeait de faire un film sur la course automobile. Si oui, pourquoi celui-ci ? Retracée par A.J. Baime dans son excellent livre Go Like hell, l’histoire est passée de studio en studio pendant une décennie (et pourrait d’ailleurs donner naissance à une série télé, aux dernières nouvelles).

« Ça parle d’obsession, d’amitié et de rêves partagés, dit Bale. Le script ? C’est comme quand on regarde un film, ça dépend de votre humeur, de la façon dont s’est passée votre journée, tout ça. Parfois, ça ne me parle pas du tout. Mais celui-ci m’a immédiatement captivé, et je ne l’ai pas lâché. J’avais déjà travaillé avec James auparavant [sur 3h10 pour Yuma, 2007], et j’avais toujours voulu travailler avec Matt. Tout a coulé de source, je n’ai pas eu à me débattre avec mon emploi du temps, je n’avais rien d’autre de prévu », se marre-t-il.

Il est aussi fan de sport auto. « J’adorais aller à Brands Hatch avec mon père. Je me rappelle avoir vu Senna courir, je me rappelle du jour où Senna est mort. J’ai emmené ma femme voir le film [le très beau documentaire de 2010]. Elle qui n’avait jamais regardé un Grand Prix de F1 de sa vie, elle a été fascinée. James Mangold a réussi la même chose ici. Pas besoin de s’intéresser à la course automobile pour rentrer dans ce film. »

 

Bale est parfait dans le rôle de Miles, le rebelle qui faisait un doigt à Shelby quand son patron lui ordonnait de ralentir. Le dénouement du film correspond au début de la longue hégémonie de la GT40, en 1966. Elle fait un triplé à Daytona en février. Le V8 développe désormais 470 ch, assez pour flirter avec les 320 km/h sur le banking. Ken Miles et Lloyd Ruby écoeurent les Ferrari et les Porsche. Sept semaines plus tard, treize Ford sont alignées à Sebring. Miles et Ruby l’emportent à nouveau. L’irascible Britannique dépasse Dan Gurney dans le dernier tour, ce dernier ayant dû mettre pied à terre pour pousser sa voiture jusqu’à ligne d’arrivée après qu’elle a rendu l’âme dans le dernier virage. À 48 ans, Miles semble bien parti pour faire le grand chelem avec un succès au Mans. C’est sans compter sur les manigances de ses employeurs de Dearborn, qui ne le portent pas dans leur coeur.

Ford rassemble une véritable armada pour le Mans cette année-là. 100 personnes, neuf voitures (dont un mulet de rechange), sept moteurs supplémentaires au cas où, et 21 tonnes de pièce transportées par un semi-remorque bien trop encombrant pour les petites routes françaises. « Plus de matériel qu’Hannibal lorsqu’il a franchi les Alpes » écrivit Henry Manney dans Road & Track. Les préparatifs incluent de passer au banc d’essai un moteur de développement pendant 48 heures pour simuler des tours du circuit de la Sarthe, changements de rapport compris. Henry Ford II est là, sûr de sa victoire. Sa femme Cristina, italienne, est même le starter officiel de la course… Il remet à Leo Beebe, devenu entre-temps patron des programmes de compétition chez Ford, une carte de visite où sont inscrits trois mots : « You better win » [« Tu as intérêt à gagner »]. Carte que son destinataire conservera dans son portefeuille pour le reste de sa vie.

Ils gagnent, mais comme le film le montre, cela ne suffit pas. Ford a botté le cul de Ferrari dans les grandes largeurs, et il veut que le monde entier sache que la Team America a triomphé. Faire reluire l’Ovale bleu, c’est tout ce qui compte. La pluie a causé la perte des Ferrari d’usine pendant la nuit, et les GT40 dominent tellement la course que Beebe ordonne à Shelby de faire lever le pied au pilote de tête, pour la photo finish. Miles s’exécute, mais parce que Chris Amon et Bruce McLaren sont partis de plus loin sur la grille, ils sont déclarés vainqueurs à la distance parcourue.

« On aurait pu faire un film entier juste avec ça, explique Damon. Le poids de la politique, l’importance primordiale du retour sur investissement. Ce gars pouvait toujours courir après sa triple couronne. La priorité, c’était de vendre des voitures. Et surtout pas que l’exploit d’un pilote vole la vedette à la marque. »

« Ça se termine façon Rashomon [film de Kurosawa de 1950, où la même histoire est racontée de quatre points de vue différents], poursuit Bale. Chacun a sa version. McLaren a-t-il accéléré au tout dernier moment ? Ken Miles a accepté de lever le pied par amitié, même s’il avait tout à y perdre. Il l’a fait parce qu’il savait tout ce qu’il devait à Shelby, sans qui il n’aurait jamais eu cette chance. Cela n’aurait même pas dû avoir de conséquence puisqu’il avait plus d’un tour d’avance. Mais les officiels ont assuré n’avoir aucune trace de ceci. Franchement, quelle course ont-ils regardé ? »

Un final pas si hollywoodien, donc. « Tous les autres ont fait de grandes choses par la suite. Il y a eu McLaren, il y aurait pu y avoir Miles, non ?, regrette Matt Damon. Ken Miles était un ingénieur brillant. Carroll Shelby a même dit que c’était le meilleur qu’il ait jamais rencontré. »

« Ils étaient persuadés qu’ils seraient en mesure de revenir l’année suivante, et de gagner enfin sans avoir à subir toutes ces conneries. Et ils l’ont fait. Mais sans Ken… », ajoute Bale. En août 1966, Ken Miles se tua lors d’une séance d’essais privés sur le circuit californien de Riverside au volant de la Ford J, future GT40 mkIV.

Ford remporta de nouveau les 24 Heures en 1967, 68 et 69.