Réalité PAS DU TOUT virtuelle

Texte : Rowan Horncastle • Niels de Geyer - Photos : Mark Riccioni
Publié le : 28 juillet 2022

Le metaverse. Un concept qui est mis à toutes les sauces en ce moment. Il paraît que c’est le futur. Un futur où nous allons vivre sur Internet, en réalité augmentée, plutôt que dans la vraie vie en réalité réelle. On dirait un épisode de Black Mirror, mais ça a déjà commencé.

L’année dernière, aux Philippines, des gens ont ainsi laissé tomber leur métier pour se lancer dans une carrière sur Axie Infinity, un jeu en ligne où les participants peuvent gagner des jetons et les convertir dans la monnaie locale. Tout simplement parce qu’ils ont réalisé qu’ils gagneraient mieux leur vie à vendre des animaux de compagnie virtuels ou à devenir toiletteurs de licornes qu’avec un job conventionnel dans le monde réel.

Sauf que l’esprit humain, le corps et l’âme ont besoin d’activités tangibles et créatives, à même de titiller notre hémisphère gauche tout en faisant travailler ces trucs pleins de doigts au bout de nos bras. Et ça, personne ne le sait mieux que Chris Ashton, cofondateur et directeur artistique de Turtle Rock Studios.

En train de bricoler au fond de son garage d’Orange County, en Californie, il a la minceur et le teint d’un gamer en carence de vitamine D. Pas étonnant quand on sait qu’il a passé une bonne partie de sa vie dans le monde des jeux vidéo, notamment à créer des FPS aussi fameux que Counter-Strike, Left 4 Dead et Back 4 Blood. Mais ce soir, il n’est pas assis devant un écran. Au contraire, il s’affaire sur un outil on ne peut plus analogique, simple et concret : une roue anglaise.

Un coup en avant, un coup en arrière, et 10 minutes plus tard vous avez une aile. Non ?

« C’est ici que je viens pour me détendre », explique Chris tout en faisant faire des va-et-vient à une feuille de métal jusqu’à obtenir une courbe satisfaisante. « En tant qu’humains, nous avons besoin d’utiliser nos mains. En notre for intérieur, nous avons besoin de créer des choses. Mais avec l’automatisation et la numérisation du monde, nous faisons de moins en moins de travaux manuels. Je prends d’autant plus de plaisir à cette tâche. »

Garé juste devant, le résultat de ces innombrables heures passées avec sa roue anglaise et son marteau à aplanir : une somptueuse Mustang Fastback 1970 vert pomme qu’il a intégralement dessinée, construite et modelée à la main, sans rien d’autre que de la patience, de la curiosité, et un paquet de tutos YouTube.

« J’ai eu la chance de pouvoir gagner un peu d’argent à la tête d’une entreprise de jeux vidéo. J’ai aussi eu beaucoup de voitures [une Lamborghini Gallardo Performante, une McLaren 720S, une BAC Mono, une AMG GT R, une Corvette C6 ZR1, une Dodge Super Bee de 1969… entre autres], mais j’en suis arrivé à un point où je ne voulais plus acheter de voitures, je voulais en construire. Pas pour les vendre non plus : juste pour en profiter moi-même, en me disant que ce sont réellement les miennes. »

C’est là que la Mustang entre en scène. Passionné par les Mustang des années 70 et par les courses de Trans-Am bien velues, Chris voulait se concocter une voiture de course pour la route, mais à l’ancienne. Et il tenait à ce qu’elle soit fonctionnelle. Le résultat est un style qu’il a baptisé Ruffian.

On est d’accord, les modifs de la Mustang ne sont pas subtiles. Mais après tout, qui a envie qu’une Mustang soit subtile ?

« Je n’avais absolument aucune expérience dans l’automobile, se rappelle Chris. Bien sûr, j’ai bricolé dans ma jeunesse, j’ai acheté des voitures pourries quand j’étais lycéen pour les faire rouler jusqu’à ce qu’elles lâchent. Mais en grandissant, j’ai eu de meilleurs jobs, et pu m’offrir de plus belles voitures. Des voitures que je voulais quand même améliorer. Et quand mes affaires ont décollé, j’ai eu plus de moyens pour m’acheter des outils, et je me suis lancé dans la fabrication. »

En autocrosser averti depuis 25 ans (le sport auto dans sa plus simple expression, un slalom chronométré entre des plots sur un parking), il voulait aussi que sa voiture soit réellement efficace. De façon inhabituelle, il l’a donc construite autour de ses pneus. Car l’autocross, ça ne va pas bien vite en ligne droite : c’est avant tout une question de grip latéral. Chris a opté pour une solution simple : des gommes de 315 mm de large à l’avant et de 345 mm à l’arrière, en semi-slicks Toyo R888R tendres à cœur. Il lui a ensuite fallu façonner à la main d’énormes ailes pour que ça rentre. C’est ce qui donne à la Mustang cette allure folle de pistarde échappée du Trans-Am des seventies.

Chris ne s’est pas arrêté là. En potassant tout ce qui lui tombait sous la main, il a vu jusqu’où les écuries de l’époque étaient prêtes à aller dans l’interprétation des règles au nom de la performance. Certaines Mustang de course avaient les suspensions avant rabotées de 15 cm pour affiner leur comportement. Ce museau qui pointait désormais vers le bas renforçait encore leur agressivité. Chris a fait la même chose. Cela a pesé sur le choix du moteur à loger là-dedans (fans de l’ovale bleu, détournez le regard) : un colossal V8 7 l LS427 en alu de chez… GM, fort de quelque 640 ch pour 760 Nm.

En faisant le tour de la voiture, on s’émerveille devant tous les détails qui montrent que la forme suit la fonction. Les vraies prises d’air de part et d’autre de la calandre, les ouïes sur les ailes pour le refroidissement, la barre articulée intégrée à l’arceau-cage pour faciliter l’accès à bord. Mais ces touches de modernité sont contrebalancées par des détails d’époque qui ajoutent à l’authenticité de l’auto.

Sans surprise, la Mustang Ruffian a fait parler d’elle sur les réseaux sociaux. Des joueurs de la NBA, des rappeurs et des cheikhs pleins aux as ont essayé de la racheter à Chris. Mais après y avoir consacré trois ans de sa vie, il n’était pas prêt à la vendre. Il avait même envie de plus. Alors il s’est acheté une Superformance GT40 Mark I, et il a remis ça.

Comme vous pouvez le constater, elle aussi a de la présence. On dirait qu’elle sort de Mad Max. Ou du metaverse. Mais comme la Mustang, elle est entièrement fonctionnelle. Et contrairement au metaverse, elle est tout ce qu’il y a de plus réelle.

Tandis que la Mustang a été façonnée à la main selon des techniques ancestrales, la GT40 est plus moderne dans son approche. Déjà, la carrosserie en fibre de verre n’a pas été sculptée petit à petit à la roue anglaise. Il a fallu fabriquer des moules en carbone, avec l’aide de designers croisés sur Instagram. On a beau dire : Photoshop, entre de bonnes mains, ça peut faire des miracles. Par exemple réinterpréter une voiture de course des années 60 façon cyberpunk, en créant quelque chose de complètement unique sans manquer de respect à l’original.

Là aussi, le souci du détail de Chris se manifeste partout sur la voiture. Le V8 atmosphérique Ford Performance 52XS (donné pour 580 ch et 600 Nm) débouche par exemple sur un somptueux échappement fait à la main. Cette énorme pieuvre de métal est non seulement une merveille à regarder, mais elle amplifie comme il faut la bande-son typiquement américaine.

Chris a passé plus de temps sur les optiques de la GT40 que sur la carrosserie, et ça se voit.

Chris a attaché une importance toute particulière aux optiques. Mécontent des pièces qu’il trouvait dans le commerce, il a acheté un scanner 3D portable hors de prix pour prendre les mesures du bloc optique. Il a ensuite rentré ces infos dans son ordinateur pour dessiner et imprimer en 3D ses propres phares, en utilisant des éléments Harley-Davidson. In fine, il a passé plus de temps sur le regard de la GT40 que sur la carrosserie de la Mustang. Si ça, ce n’est pas du perfectionnisme…

Le point commun de ces deux voitures est un style à tomber, inspiré de la course mais adapté à la route. La suite ? Huit autres Ruffian, toutes différentes, et aucune à vendre. En commençant par une Ford Galaxie 1964 préparée à la même sauce. Avant de tous nous perdre dans le metaverse, prenons un instant pour savourer la réalité, s’il vous plaît.