Excusez-moi, c’est par où, le Dakar ?

Ollie MARRIAGE
Publié le : 29 décembre 2023

Un mètre ruban. Je savais bien que j’avais oublié quelque chose… Buddusò est une petite ville de montagne comme tant d’autres autour de la Méditerranée, perchée là depuis la nuit des temps, avec ses hautes maisons de pierre penchées sur d’étroites rues pavées. Quelque chose me dit que les volets vont s’entrouvrir quand je repasserai d’ici une heure ou deux. Si j’arrive à repasser. Parce que l’engin que je vais ramener a beau en avoir vu d’autres, les ruelles de Buddusò ne seront pas de tout repos pour lui. D’où l’utilité d’un mètre ruban. Damned !

J’arrête ma Fiat Tipo de loc entre deux murs et je sors pour tenter de déterminer si quelque chose de plus de 2 m de large a une chance de passer. Trop souvent, la réponse est non. Mais j’aime les défis.

Je reviens quelques kilomètres en arrière à Loelle. Pas besoin de GPS : il suffit de suivre le panache de poussière ocre qui s’élève au-dessus de l’océan de chênes-lièges et d’oliviers sur ce plateau du centre de la Sardaigne. À sa base, la voiture que je suis venu conduire : l’Audi RS Q e-tron du Dakar. Enfin, “voiture”… La hauteur de la proue fait plutôt penser à une soucoupe volante en lévitation, un côté vaisseau spatial que ne démentent pas l’énorme prise d’air dorsale et la dérive qui la prolonge.

Sans parler de la bande-son à la Star Trek. Des sifflements, des miaulements frénétiques, des gémissements… On dirait qu’elle souffre. À voir comment Carlos Sainz Sr est en train de la malmener, ce n’est d’ailleurs pas impossible.

À cette distance, on pourrait croire à une voiture radiocommandée Tamiya, que ce soit pour l’image ou pour le son. Surtout avec le pilote du drone-caméra sur sa télécommande juste à côté de moi… Secouée par le terrain, les roues gigotant en tous sens, la voiture est dans les airs la moitié du temps. D’un dernier bond, elle quitte la piste pour revenir sous la tente du paddock Audi.

Photos : Jonny Fleetwood

Tandis que la poussière retombe et que les ingénieurs analysent les données, je vais voir Carlos. À 61 ans, le double champion du monde des rallyes et triple vainqueur du Dakar laisse peut-être transparaître un soupçon de raideur dans certains mouvements, mais il dégage toujours la même élégance et la même solidité. Je me sens comme un gosse en lui demandant des conseils de conduite. Il me met à l’aise. « La voiture est très facile à maîtriser, super facile. Le plus gros avantage, surtout dans les dunes, c’est que nous n’avons pas de boîte de vitesses, et que le couple est toujours disponible instantanément. » Il m’explique que l’amortissement et le confort ont considérablement progressé depuis quelques années grâce au débattement supplémentaire autorisé par le règlement, et il espère que je vais apprécier sa voiture. Car c’est sa voiture. Audi n’en a construit que quatre, une pour chaque équipage et une de secours. Il sait aussi ce que j’ai prévu de faire avec. « Je ne sais pas très bien pourquoi tu veux l’emmener en ville, mais j’espère que tu pourras faire ce que tu veux. Fais attention quand même, les obstacles ne seront pas les mêmes qu’ici… » Je visualise avec effroi les vieilles bâtisses de Buddusò, et sors mon plus beau sourire pour rassurer Carlos.

On charge le RS Q sur un plateau tracté par un Q7. Je n’ai jamais vu une voiture aussi à l’étroit là-dessus. Notre destination est une borne de recharge à l’orée de la ville. Je voulais y aller au volant du RS Q, mais obtenir une autorisation officielle s’est avéré… compliqué. Nous avons négocié avec le maire, qui prévoit de passer.

Le rapport avec la borne de recharge ? Le RS Q est à propulsion 100 % électrique, avec un moteur sur chaque essieu (celui des anciennes Formule E de la marque), tous deux alimentés par une batterie 50 kWh. Comme cela ne suffit évidemment pas pour affronter des étapes de plusieurs centaines de km, il embarque son propre groupe électrogène, un 2 l turbo de DTM. Ce prolongateur d’autonomie entraîne un troisième moteur électrique identique qui recharge la batterie dès que c’est nécessaire. Quand j’évoque cette usine à gaz interdisciplinaire, les ingénieurs et les mécanos ne cachent pas leur inquiétude à l’idée d’emmener au fin fond du désert toutes ces technologies conçues pour le circuit. On sent que les nuits ont été courtes pour développer une telle voiture en seulement 16 mois, mais repartir avec quatre victoires d’étape dès la première participation a déjà constitué une grande satisfaction.

Avec ses 2,30 m de large, l’e-tron déborde largement de sa place de parking. L’équipe, qui loge dans un hôtel juste à côté, trouve le spectacle très amusant. Un café ou une cigarette à la main sur le trottoir, tout le monde se détend, et on me donne le feu vert pour aller faire ce que j’ai à faire.

À mon tour. J’ai observé attentivement Carlos monter et descendre, mais s’installer à bord est plus compliqué que prévu. Après une laborieuse partie de Twister entre mes pieds et mes mains, je me laisse enfin tomber dans un baquet merveilleusement profond et enveloppant.

Je suis assis haut et en arrière, avec une visibilité époustouflante sur ce qu’il y a devant les roues. Indispensable pour voir par-dessus les dunes. En revanche, c’est un peu étriqué, là-dedans. Et ça a l’air compliqué, n’en déplaise à Carlos. Pourquoi y a-t-il un cadenas sur la planche de bord, déjà ? « Parce qu’il n’y a pas de clé de contact et qu’on ne peut pas verrouiller les portes, et qu’on a tout de même besoin de sécurité pendant le transport, m’explique mon copilote, l’ingénieur de développement Arnau Niubó Bosch. Le cadenas est là pour protéger le coupe-circuit principal. » Une bonne pince coupante n’en ferait qu’une bouchée, songé-je en imaginant tout ce qu’on pourrait faire avec un RS Q volé.

Pas des filatures, en tout cas. L’engin est peut-être électrique mais, même à basse vitesse, la complainte de la transmission et des moteurs électriques attire tous les regards. Je m’attelle à traverser la ville. Carlos avait raison, c’est très facile : deux pédales et un bouton sur le volant pour sélectionner la marche avant, le point mort ou la marche arrière. La direction est aussi légère (pour réduire l’effort sur de longues distances) que précise. Appréciable lorsqu’il faut se frayer un chemin entre des légions de Panda garées n’importe comment. Le volant est généreusement rembourré, ça fait moins mal en cas d’impact (ça arrive, même avec un harnais). L’instrumentation est claire. Comme autres commandes, il n’y a que le gros levier du frein à main, mais je n’en aurai pas l’utilité ici. Il y a même la clim, et elle fonctionne. Tout va pour le mieux.

On sent à peine les pavés. Les trottoirs ? Pas beaucoup plus, comme je m’en rends compte en me ratant dans un carrefour. Non, le problème, c’est la largeur : de chaque côté, il faut se rappeler qu’il y a 50 cm de carrosserie au-delà de la vitre latérale. Maniable ou pas, le RS Q est énorme. Dans un élan d’inconscience, je m’aventure dans une rue inexplorée. Je n’aurais pas dû, et j’ai besoin d’aide pour faire ma marche arrière. Le problème est que je ne peux même pas ouvrir une portière pour attirer l’attention. Et même quand on vient à mon secours, personne ne peut passer devant moi.

Cette chausse-trappe crée un petit attroupement. Buddusò est un endroit tranquille l’été à l’heure de la sieste. Comme dans toutes ces petites villes recluses, il n’y a plus beaucoup de jeunes. Ça n’empêche pas les smartphones de mitrailler. Sur un balcon, une dame agite une serviette à notre intention, tandis que des messieurs passent la tête hors d’un bar. Tous s’amusent de voir le monstre tâtonner dans le dédale de leurs petites rues.

Je garde la tête haute et je continue. Le rayon de braquage est étonnamment court, la suspension encore plus conciliante que je le pensais. La voiture est assez facile à placer sur la route. À 40 km/h, elle commence à pencher dans les virages. En bas d’une avenue, dans une chicane passée sur les freins (qui privilégient la régénération et ne sollicitent presque jamais les disques), elle se montre pour le moins distante en ressenti. La métaphore du vaisseau spatial me revient à l’esprit. Cet engin fait de drôles de bruits, se translate de façon intéressante, mais c’est un visiteur d’une autre galaxie qui ne comprend pas tout à son nouvel environnement.

Mais il se débrouille, même s’il a l’air aussi interloqué que les badauds qu’il croise. Nous finissons par nous extraire de Buddusò. La voiture est intacte, mon soulagement est total. Il est temps de retrouver un terrain plus familier.

Plus ou moins : le revêtement de la piste du complexe de rallye de Loelle n’est pas bien méchant, mais son tracé est à peu près un million de fois plus sinueux qu’une spéciale du Dakar. Ça reste une occasion pour cette machine de 2150 kg de se dégourdir les jambes. Audi avait de la marge par rapport au poids minimal autorisé de 2000 kg (passé depuis à 2100 kg). Le groupe motopropulseur est quant à lui réglementairement limité à 400 ch sur les 680 ch dont il est capable.

Le RS Q offre donc un rapport poids/puissance comparable à celui d’une Golf GTI, et il est bridé à 170 km/h. La vitesse pure n’est logiquement pas son fort. Je réalise quelle est sa principale compétence quand je me laisse un peu emporter et que je commence à couper les virages. Dont un autour d’un gros rocher affleurant à la corde. Je n’ai réalisé qu’il faisait la taille d’un ballon de football que lorsque je suis repassé à pied ensuite. Depuis le cockpit, j’ai bien senti la roue avant intérieure rebondir gentiment, mais c’est tout. Ce n’est que par curiosité que je suis allé voir après, et que la capacité du RS Q à tout absorber m’a épaté rétrospectivement. Voilà sa force : dévorer le terrain, encaisser les pires traitements et plus généralement rendre possible l’impossible.

Il ne danse pas comme une WRC mais, une fois dans le rythme, il se prête de bonne grâce à un appel-contre-appel. Les différentiels et la distribution du couple n’apparaissent toutefois pas aussi instinctifs. Quand j’avais conduit la Hyundai i20 WRC, elle semblait savoir mieux que moi où était la sortie de chaque virage. Là, sans connexion mécanique entre les essieux avant et arrière, et avec une répartition du couple figée, le RS Q est moins intuitif à piloter. Le fait que la réponse des moteurs et de l’accélérateur soit réglée pour Carlos n’aide pas. J’adore jeter la voiture dans un virage et sentir le couple faire partir immédiatement l’arrière, mais je n’ai évidemment pas l’assurance de Carlos sur les gaz, ce qui fait qu’elle commence à se remettre en ligne à mi-virage. Quand je vois la sortie et que je remets la sauce, l’arrière élargit de nouveau. Ce n’est peut-être pas très propre, mais c’est drôle.

Imposante mais douce et amicale, l’Audi plonge lourdement au freinage, gîte et glisse à n’en plus finir en courbe. La direction hydraulique est savoureuse dans ces conditions, le frein à main hydraulique encore plus. Comment ce dernier parvient-il à déverrouiller l’arrière si franchement alors que je roule si loin des limites d’adhérence ? Je ne sais pas, et je m’en fiche, mais j’adore ce truc. Je commence à savoir interpréter les bruits des moteurs électriques et à dominer de mieux en mieux le terrain. En un mot, je m’éclate.

Jusqu’au moment où un roulement de roue choisit de se faire la malle. À moins que ce soit le diff qui ait rendu l’âme ? Je lève le pied dans la seconde, convaincu que cet horrible bourdonnement est synonyme de casse. « Tous les pilotes ont eu la même réaction la première fois », sourit Arnau de l’autre côté du cockpit. Mais oui, évidemment : c’est le moteur essence.

Ce grondement monocorde est vraiment étrange. On dirait un frigo à pleine charge. L’équipage n’a aucun contrôle là-dessus (ça fait toujours ça de moins à penser), c’est l’ordinateur qui décide quand la batterie a besoin de jus. Mon instinct me dicte d’écouter le moteur et de conduire en conséquence, mais ce bruit à la fois étrange et familier accapare maintenant la bande-son et, quoi que je fasse au volant, il ne varie pas d’un iota. C’est déconcertant.

Cela signifie aussi qu’après être arrivé sur le circuit avec 47 % de batterie, j’en repars à 83 % grâce au prolongateur d’autonomie et à la régénération. Je comprends parfaitement l’intérêt de l’électrique ici, plus prévisible, bien plus disponible et réactif. L’an dernier, j’ai conduit le BRX Hunter, adversaire direct du RS Q sur les pistes du Dakar. C’était assurément une machine plus émotionnelle, plus connectée, plus viscérale. Mais il ne peut pas faire pour le Dakar ce que fait l’Audi : montrer que l’un des sports automobiles les plus extrêmes de la planète peut avoir un avenir électrique. Et peut-être même urbain, si vraiment il y tient.