Rolls-Royce Cullinan : le verdict de Chris Harris

Le SUV Rolls peut-il convaincre Chris de sa beauté intérieure ?

Chris HARRIS • Niels de GEYER
Publié le : 27 décembre 2018

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Si l’on se fie exclusivement à ce que l’on ressent à son volant, alors oui, le Cullinan est une vraie Rolls-Royce. Mais fallait-il vraiment qu’il soit si laid ? J’imagine qu’on n’aura jamais la réponse, ce qui ne l’empêchera pas de se vendre comme des petits pains. Bonne chance, donc.

L’appel de Rolls-Royce pour me proposer de prendre le volant de son nouveau SUV était assez inattendu. Je dois même dire qu’après tous les sarcasmes auxquels je me suis laissé aller sur les réseaux sociaux vis-à-vis de cet engin, j’ai presque été vexé que Rolls ne m’ait pas banni à vie de son QG de Goodwood . « Nous pensons que nous pouvons vous faire changer d’avis », se sont-ils justifiés. Plus facile à dire qu’à faire.

De toute façon, peu importe : personne ne prendra la décision d’acheter ou non un Cullinan en fonction des avis de la presse. Il n’a aucun concurrent et ne connaîtra pour ainsi dire jamais l’existence du commun des automobiles. Il constitue sans doute l’ultime paradoxe sur quatre roues : un tout-terrain de 2,6 t qui passera le plus clair de son temps en double-file devant des boutiques de haute couture.

Hélas, il fallait qu’il finisse par voir le jour. Il y a beaucoup trop de milliardaires dénués de goût pour que Rolls-Royce se prive de cette manne. Mais avant que je me lance dans une diatribe sur l’existence même d’un tout-terrain Rolls, il faut bien que je concède une chose à la marque : à leurs débuts, les Rolls-Royce étaient des véhicules tout-terrain. Pas parce qu’elles étaient conçues pour traverser la brousse, mais par la force des choses, parce que les routes dignes de ce nom étaient encore rarissimes au début du siècle dernier. La réputation de Rolls-Royce vient en grande partie de l’indestructibilité de leurs premières autos quand le terrain devenait difficile. S’il y a bien un constructeur qui peut revendiquer une légitimité à construire un gros SUV, c’est donc Rolls. Plus, en tout cas, que n’importe lequel de tous les autres tocards qui ont fait de même ces derniers temps. Ah oui, je ne sais pas si je vous ai dit, je n’aime pas trop les SUV de luxe.

Le Cullinan ne partage sa structure avec aucune autre voiture. Rolls-Royce insiste bien là-dessus, histoire de tacler la consanguinité des Bentley Bentayga, Lamborghini Urus et Porsche Cayenne. Mais le Cullinan sera tellement plus cher (environ 300 000 euros à vue de nez) que ce n’était sans doute pas nécessaire. Il s’agit à peu de chose près d’une caisse de Phantom triturée pour les besoins de la cause. Une base énorme, solide, parfaite pour ce qui est appelé à devenir, si tout se passe bien, le tout-chemin le plus raffiné de l’histoire.

Le nom Cullinan ? C’est celui du plus gros diamant jamais découvert, dont les fragments ornent divers joyaux de la Couronne britannique. Moi aussi, j’ignorais. Le moteur me parle davantage : c’est une nouvelle version du V12 biturbo 6.75, capable d’entraîner les 2 660 kg de la bête de 0 à 100 km/h en 5 s. La voiture est posée sur une suspension pneumatique qui lui permet d’adapter sa garde au sol au terrain. On trouve au catalogue de nombreuses possibilités de configuration de l’habitacle, avec notamment le choix entre cinq places pour le tout-venant et quatre façon limousine.

Après, il y a son allure. Je l’avais découvert en photos, je l’ai désormais côtoyé en chair en en os. Je l’ai conduit sur des centaines de kilomètres, et j’ai écouté les gens qui l’ont dessiné m’expliquer pourquoi il était beau. Sauf qu’il ne l’est pas, désolé. D’après moi, une Rolls-Royce devrait déborder d’élégance, et la perfection de ses proportions laisser sans voix, comme la Phantom VII en 2004. Ce n’est pas le cas de cette voiture. J’admets volontiers que le design soit quelque chose de subjectif, et à ce titre, je me retiens souvent d’émettre un jugement. Mais pas une seule personne ne m’a dit qu’elle appréciait le style de cette voiture. « Moins moche qu’un Bentayga » est le compliment le plus flatteur que j’aie pu tirer de quelqu’un, ce qui revient à se vanter d’avoir les verrues plantaires les moins répugnantes.

Mais je crois que je peux expliquer ce plantage. Cette voiture ressemble à une mauvaise copie chinoise, l’une de ces aberrations que l’on voyait sur les salons il y a une dizaine d’années. On ne réalise vraiment à quel point elle est disgracieuse que lorsqu’on la voit garée à côté d’une Phantom ou d’une Ghost.

Evidemment, une fois à bord, on ne voit plus la carrosserie. C’est relaxant. D’ailleurs, c’est tellement calme que vous essayez de mettre le contact une deuxième fois car vous n’aviez pas réalisé que le moteur était déjà en train de tourner. Vous vous hissez sur le siège, et la jante du volant est un peu plus épaisse que vous l’imaginiez. Le fauteuil avant vous fait un gros câlin et, tout en tentant de ne pas vous laisser émouvoir par cet assaut de tendresse, vous jetez un coup d’œil aux cadrans et autres molettes et concluez que tout à l’air en ordre. La colonne de direction s’abaisse, et l’expérience du SUV selon Rolls peut commencer.

Le silence est tout simplement divin. On consacre tellement de temps et de moyens à faire des voitures plus affûtées et plus sportives les unes que les autres que c’est une bénédiction d’en conduire une qui fait passer le calme avant toute chose. Le bruit des pneus et des suspensions est contenu au minimum grâce à 100 kg d’isolants acoustiques autour des arches de roue, ainsi que des pneus farcis de mousse. À faible charge, le moteur est littéralement muet. Au-delà, le Cullinan daigne faire entendre furtivement ses douze pistons, mais c’est bien parce que ça vous fait plaisir. L’accélérateur est facile à doser, la visibilité sans histoires. Attention toutefois aux carrefours, parce que la quantité de Cullinan qui précède le pare-brise est loin d’être négligeable.

Le moelleux à basse vitesse tient du miracle, même avec les jantes 22 pouces optionnelles. Aucun SUV ne peut faire mine d’approcher ce degré de sérénité. Accélérez un peu et le silence reste d’or, mais vous pouvez commencer à sentir la suspension travailler. Ce qui n’est pas désagréable, mais fait revenir à la réalité.

Les performances sont plus que suffisantes. J’ignore si le Cullinan est réellement capable des chronos qu’on lui prête, mais je peux déjà vous dire que s’il était ne serait-ce qu’un tout petit peu plus véloce, vous ne pourriez sans doute pas freiner à temps avant le virage suivant. D’ailleurs, je ne suis pas sûr que la voiture accepterait de le négocier. Elle déjoue les lois de la physique, mais seulement jusqu’à un certain point. Et comme toutes les autos qui utilisent ce genre de ficelles, lorsqu’on atteint ce point, mieux vaut être sacrément prudent. Oui, le Cullinan a un châssis électroniquement assisté dans tous les sens, mais si vous arrivez trop vite… vous arrivez trop vite. Le train avant déclare forfait, et vous êtes bon pour des sueurs froides, dans le meilleur des cas. Je ne parviens pas encore à me décider : est-ce que ça veut dire que le Cullinan est extrêmement rapide, ou juste qu’il est passablement sous-vireur ?

Ce n’est pas le seul problème. L’habitacle croule sous le bois et le cuir et, Dieu merci, n’est pas envahi par un écran de 27 pouces. Mais les commandes sont dispersées un peu partout, comme si le cahier des charges prévoyait d’occuper les enfants pendant les longs trajets en les envoyant à la chasse au bouton « massage » (spoiler : il est sous l’accoudoir de la portière côté conducteur, alors que le chauffage des sièges s’active depuis la console centrale). Bref, c’est un peu le foutoir. L’accoudoir central abrite un rangement accueillant mais tout droit sorti d’un Kadjar et, en gardant à l’esprit qu’il s’agit pour l’instant d’exemplaires de présérie, la vue plongeante sur les ailes est complètement gâchée par les chromes mal alignés de l’encadrement des vitres. Enfin, le coffre est loin d’être immense.

Encore une fois, peu importe : la clientèle du Cullinan n’aura que faire de ces reproches, à part peut-être la taille du coffre. Ce qu’ils achèteront, c’est une voiture sans vraies rivales, à la stature on ne peut plus intimidante dans le trafic, et plutôt à l’aise lorsqu’il faut quitter l’asphalte. Attention, il n’y rien de naturel à emmener ce bestiau hors de prix dans la pampa, d’autant qu’il ne propose ni blocages de différentiels ni pneus mixtes. Mais s’il le faut, il fera mieux que se débrouiller.

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