Et si l’automobile était un art
Les chiffres impressionnent, c’est sûr : 864 ch, 350 km/h… Mais c’est surtout l’idée de s’approcher de cette sculpture mobile, de prendre place à bord, qui nourrit l’émotion.
Tout va bien chez Pagani. Depuis 25 ans, la toute petite firme s’est consolidée, s’est construit une « usine » plus vaste et elle produit aujourd’hui 50 voitures par an. Il lui est impossible de satisfaire tout les clients qu’elle a séduits. Autant dire qu’Horacio Pagani pourrait se reposer sur ses lauriers et se contenter d’améliorations à la marge. Mais son caractère le pousse à l’inverse, à vouloir toujours plus, toujours mieux. À la fois ingénieur et designer, c’est un créateur, sa forme d’art est l’automobile, la technologie son instrument.
Toujours sur le même cahier des charges d’une berlinette deux places à moteur V 12 central, Pagani nous donne aujourd’hui sa troisième grande œuvre et qu’il ait choisi de la baptiser Utopia, c’est tout un programme… Ce n’est en rien une adaptation de ses aînées, la Zonda de 1999 et la Huayra de 2011. Tout est inédit, tout est neuf, tout a été conçu à partir de zéro. La coque en carbone est constituée de 20 % d’éléments de moins, et donc chacun est bien plus complexe à fabriquer. Le carbone demeure le matériau privilégié, dont Pagani est un utilisateur pionnier dès avant de fonder sa propre firme, et il en poursuit l’étude : 40 formules différentes de mélange et de textures sont utilisées dans les différents points de la voiture, le carbo-titane y compris. Deuxième point de force qui a présidé à la conception, obtenir davantage d’appui aérodynamique sans recourir aux habituels appendices apparents, grand aileron superposé, spoilers et autres moustaches. Autant dire que les flux d’air internes ont été particulièrement soignés.
En découvrant cette voiture en vraie grandeur, on ne peut se défendre contre une vraie émotion. Parce qu’elle est splendide ? Sans doute. Davantage qu’aucune autre avant elle. Parce qu’elle nous promet une sacrée partie de pilotage ? Sûrement ; on s’en régale d’avance. Mais aussi parce qu’elle est l’œuvre d’un homme, « comme avant ». D’un homme qui ne cesse d’exiger davantage de son art et qui y réussit. On se croit revenu voici presque un siècle, quand Jean Bugatti vous remettait à Molsheim les clés de la Type 57 qu’il avait conçue et rêvée. Lui aussi était à la fois styliste et ingénieur, quoique autodidacte, il connaissait tous les ouvriers au milieu desquels il avait grandi et il ne lui manquait que d’être Le Patron, grade que s’était arrogé une fois pour toutes son père Ettore au point de l’arborer brodé sur sa blouse, non sans humour. Horacio, lui, est bien patron, mais c’est toujours la création qui le passionne. Il donne l’impulsion, le cap, à son équipe (toute petite : 254 personnes pour concevoir, tout fabriquer, administrer, communiquer, vendre !) Et il est là pour contrôler, corriger, revoir le moindre détail à chaque étape.
Au moment de remettre l’ouvrage sur le métier, Pagani a demandé aux plus exigeants et fidèles de ses clients ce qu’ils souhaiteraient trouver à bord d’une nouvelle voiture, eux qui possèdent les modèles les plus désirables d’autres constructeurs et qui ne connaissent pas de problème de fin de mois. Le vœu le plus clair était clairement énoncé : simplicité, transparence. Aucun ne voulait davantage de puissance (ils en auront quand même un peu) ni davantage d’électronique. Horacio Pagani a alors conçu avec X-Trac une nouvelle boîte 7 rapports, légère, transversale, dotée d’un embrayage tri-disque de petit diamètre et… d’un levier de vitesses ! Là-dessus, les avis étaient plus partagés et une version robotisée de la même boîte, avec palettes au volant, est disponible. Quant au moteur, Mercedes-AMG est toujours le partenaire mais Horacio leur demande toujours davantage, notamment en termes de réduction du temps de réponse. Quand il s’est résolu à accepter les turbos, pour la Huayra, il a refusé trois versions concoctées par AMG avant validation. C’est d’autant plus facile pour lui aujourd’hui qu’il dispose du V12 en exclusivité, aucune Mercedes n’en étant plus équipée.
L’autre point fort de Pagani, selon les clients, était la légèreté, à préserver absolument. Eh bien Horacio a encore abaissé la masse totale, de 1350 kilos pour la Huayra à 1280 kilos !
Les portes s’ouvrent en élytre, façon Countach. Tout à l’heure, l’ingénieur Francesco Perini, le second d’Horacio, nous expliquera la complexité de l’articulation au centre de laquelle passe le faisceau électrique, pour que celui-ci ne subisse aucune torsion qui pourrait l’user à la longue, pour que la longueur des fils soit minimale, pour la beauté du geste. Et risquer un œil vers l’habitacle vous convainc tout de suite que tout est comme ça. Pagani ne peut pas réaliser quelque chose normalement, bêtement, le moindre interrupteur est un défi à sa créativité. Parlons-en, des interrupteurs : toute une batterie garnit la planche de bord, chacun, dédié à une seule fonction, s’avère précis jusque dans son déclic. Pas d’écran tactile ici ! Et d’ailleurs, pas d’écran du tout. Si, on le découvre, petit, entre compteur et compte-tours, il affiche les pressions de pneus et la caméra de recul. Mais toutes les indications principales sont analogiques, via des cadrans, pressions et températures, que l’on contrôle si aisément du coin de l’œil, une fois habitué à la position régulière des aiguilles. À ce stade de l’essai, on se contente habituellement de s’assurer d’une bonne position et de la bonne ergonomie. Pas de souci sur ce point non plus, l’habitacle est large, l’aisance aux coudes suffisante, le siège bascule sur lui-même à l’aide du petit interrupteur situé entre les genoux. Mais il faut marquer une pause de recueillement pour apprécier le levier de vitesses, érigé à l’endroit exact pour la prise en main, et dont chaque élément est tourné dans un bloc d’alliage, chez Pagani même, bien sûr. Comme le sont chacune des trois pédales. Et comme aussi le volant. Car oui, lecteur, écoute bien ceci : depuis 150 ans que des voitures de toutes sortes obéissent à toutes sortes de volant, jamais on ne nous avait fait ce coup là : le volant, branches, moyeu et jante (creuse), est un seul et même objet tourné dans un bloc d’alliage de 43 kilos dont il ne subsiste à la fin qu’un peu plus d’un kilo. Une merveille d’ingénierie, qu’il faut encore finir à la main, polir, anodiser, jusqu’à obtenir cet objet chef d’œuvre.
Pas à dire, un V12, qu’est-ce que ça chante bien… Les premiers tours de roue sont pleins de précautions, mais je tiens quand même à les accomplir en ville pour voir. Voir si l’Utopia est bien une voiture, si elle sait supporter la vraie vie. Confirmation. Pour insolent qu’il soit, le test est réussi et, au dernier feu rouge, on peut lancer l’Utopia vers les reliefs d’Émilie-Romagne, confiance conquise. La direction, hydraulique, fait oublier les larges pneus sans perdre au passage le contact avec le goudron, la boîte passe vite et bien. La suspension n’est même pas inconfortable ! Et ? Oh ben oui, ça pousse… Comme un chef d’orchestre, on rythme de la main le chant des douze cylindres, avec à chaque passage de rapport un temps minuscule pour décider : est-ce qu’on y retourne ? Malgré l’exactitude du levier, on est forcément moins rapide qu’un double-embrayage (et aussi 50 kilos plus léger) mais la sensation de contrôle, de contact avec le moteur s’en trouve accrue. On peut décider à chaque instant de pousser à 6700 tours, la zone rouge, ou au contraire de laisser la voiture courir sur son erre en 6e ou 7e, jusqu’au régime de ralenti.
Il y a toute une philosophie là-dedans : un peu comme quand les horlogers de très haut luxe ont osé décider de continuer à développer de nouveaux mécanismes à rouage, à les perfectionner en sachant bien que le quartz était tellement précis, tellement parfait, tellement nul. Un bémol : quand on est habitué à assurer soi-même le petit coup de gaz au rétrogradage, le dispositif automatique qui fait de même peut venir parasiter le geste ; un dièse : un bouton au volant suffit à le désactiver.
En montagne, on est loin d’exploiter toute la puissance d’accélération mais elle abonde toujours et la puissance de freinage est juste équivalente : énorme. Le rythme monte et on est toujours bien trop lent, bien trop timoré quant aux vitesses de passage apparemment possibles. L’amortissement idéal et le différentiel piloté provoquent un merveilleux effet de réaction à la prise d’appui, qui semble pousser la voiture vers l’intérieur du virage. Oui, la merveilleuse ballerine, si puissante au sprint, est aussi, en plus, une fabuleuse danseuse de corde. L’Utopia est une parfaite machine à arpenter les paysages, elle offre la vitesse de réaction, le toucher de route ultra-sensible disons d’une Lotus, mais d’une Lotus qui serait trois ou quatre fois plus puissante. La légéreté se fait sentir à chaque instant. Les « concurrentes » que l’on découvre à présent vous offrent parfois le même rapport poids-puissance, mais avec facilement 500 kilos de plus. C’est entièrement différent ! Jamais on n’a l’impression d’infliger à l’Utopia la violence de transferts de masse trop importants. Ce ne sont que quelques virages, quelques dizaines de minute, mais à haute teneur en plaisir.
Que demander de plus ? D’avoir la sienne. Les possibilités de personnalisation sont évidemment infinies. Que l’on choisisse une teinte opaque, comme « notre » voiture, elle peut-être monochrome ou en plusieurs tons, recevoir les décorations de tel pays, de telle collection… Même chose si l’on opte pour le carbone apparent, qui peut-être couvert d’un vernis de n’importe quelle couleur, laissant la trame apparente. Chaque client peut aller jusqu’au bout de ses goûts, parfois exubérants. Par le choix des voitures de présentation, en l’occurrence la « nôtre » et un exemplaire nu, noir carbone, Horacio tâche d’influencer, d’orienter sa clientèle vers plus de sobriété. Comment serait la mienne ? Elle est tellement belle que je veux bien la recevoir les yeux fermés. Qu’Horacio la choisisse à son goût, ça devrait convenir.