Rolls-Royce Spectre (prototype)

La première Rolls électrique est aussi ensorcelante à conduire qu'attentionnée pour ses occupants. Découvrez nos impressions au volant d'un proto de la Spectre.

Jason Barlow
Publié le : 21 février 2023

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« Si l’on vit de nouvelles Années Folles, la Spectre en sera l’une des icônes automobiles, comme ses ancêtres à l’ère des carrossiers »

Les plus Douceur incommensurable, puissance contenue, raffinement dans le moindre détail.
Les moins Il va falloir songer à passer le permis poids lourd. Yacht et jet privé exigés à l'entrée.

Ça fait plaisir de voir enfin cette voiture à la lumière du jour et en mouvement.

Cette chose est déjà imposante en photo mais en chair et en os, elle est monumentale. Impossible de faire plus statutaire, surtout maintenant que Rolls a acté sa bascule vers le tout électrique. On pourrait dire que la Rolls-Royce Spectre est dans les cartons depuis 120 ans : Charles Rolls était pro-voiture électrique avant même de rencontrer Henry Royce en 1904. Plus près de nous, il y a eu la Phantom EV, un prototype unique, très convaincant si l’on excepte son autonomie. Puis le concept 103 EX de 2016, plus futuriste.

Il a fallu attendre encore quelques années pour que la technologie autorise la production d’une Rolls électrique de série digne de ce nom. Ensuite, il faudra se résoudre à dire adieu au V12 biturbo. Il y aura bien des évolutions des Rolls thermiques jusqu’en 2030, mais toutes les nouveautés à part entière seront désormais 100 % électriques.

Mais l’électrification est parfaitement raccord avec la philosophie Rolls, non ?

Tout à fait. Y a-t-il un meilleur moyen d’atteindre le zen mécanique suprême que de remplacer la principale source de bruit et de vibrations par des moteurs électriques infiniment souples et silencieux ? Même si Rolls avait à peu près éliminé tout bruit ou vibration parasite autour du V12, il pourront ainsi pousser leur obsession encore plus loin.

Qu’est-ce qu’on ressent au volant de la Rolls-Royce Spectre ?

« Ressentir » n’est peut-être pas le mot le plus approprié, et la notion de toucher de route chère aux essayeurs s’applique ici difficilement. La Phantom est une voiture qu’on peut mener du bout des doigts, et qui se meut avec grâce et délicatesse malgré son empreinte au sol et sa prise au vent digne d’un pavillon de banlieue (de banlieue chic, évidemment). La Rolls-Royce Spectre est assurément plus enjouée mais ce n’est toujours pas une voiture de sport, loin de là. Ce n’est pas sa vocation. Elle fait 5,45 m de long, 2,08 m de large hors rétroviseurs, et pèse plus de 3 t même avec une crevette au volant. Il y a des limites à ce que peuvent accomplir les ingénieurs pour renverser les lois de la physique.

Vous êtes en train de dire qu’elle se conduit comme un supertanker ?

Pas du tout. Elle est incroyablement vive et dynamique quand on connaît sa masse, et ses commandes sont très judicieusement calibrées. Nous sommes en Afrique du Sud, où la marque achève de peaufiner ses réglages lors d’essais à haute température. Personne ne confondra la direction de la Spectre avec celle d’une Lotus Elise, mais elle offre une linéarité et une précision vraiment remarquable.

La batterie pèse 700 kg à elle toute seule. Même avec sa structure en alu, la Spectre pèse donc inévitablement très lourd. Au moins les cellules dans le plancher abaissent-elles le centre de gravité, tandis que l’essieu arrière directeur améliore la maniabilité à basse vitesse. Les quatre roues sont évidemment motrices grâce à un moteur sur chaque essieu.

Pour le confort, la Rolls-Royce Spectre reprend une recette éprouvée sur la Ghost : un train avant à double triangulation, un essieu multibras à l’arrière, des ressorts pneumatiques et des amortisseurs adaptatifs aux quatre coins, même s’il n’y a qu’un seul mode auquel on ne peut pas toucher. Rolls-Royce estime qu’il vaut mieux un mode unique calibré aux petits oignons en toutes circonstances que des dizaines de combinaisons de réglages qui finissent toujours par frustrer. Le buffet à volonté est l’ennemi de la gastronomie.

Comme la Ghost, la Spectre profite de la fameuse suspension Planar, avec sa masse d’amortissement supplémentaire sur le train avant pour mieux filtrer les hautes fréquences et son pilotage par caméra pour anticiper le relief et les irrégularités. On n’a encore rien trouvé de mieux pour gommer les nids-de-poule. Ni de plus cher, certes.

Et vous avez déduit tout ça d’un petit tour au volant d’une voiture de présérie ?

Pas si petit, le tour : des routes somptueuses à 1h30 du Cap, sur le col de Franschhoek et à travers la réserve naturelle du Mont Rochelle (attention aux babouins et aux serpents venimeux). Joerg Wunder, le chef de projet, est sur le siège passager. Au cours des derniers mois, son équipe et lui ont sillonné la planète pour parcourir deux millions de kilomètres d’essais. Il souligne que la voiture que nous conduisons est aboutie à environ 65 %, mais elle semble beaucoup plus proche de la ligne d’arrivée que ça. Après, Rolls-Royce a toujours couru après la perfection et il est vrai qu’un moteur électrique pose de nouveaux défis très spécifiques.

Comme ?

Il n’y a plus rien pour couvrir le moindre couinement , bruit d’air ou vibration. À bord de la Spectre, le son d’une épingle tombant sur le tapis de sol en laine d’agneau pourrait causer à Joerg une crise d’apoplexie. Lui et son équipe scrutent les bruits et les vibrations parasites, composant après composant.

D’un autre côté, nous autres humains n’aimons pas le silence absolu. N’importe qui ayant mis les pieds dans une chambre anéchoïque vous dira à quel point c’est oppressant. « Cela pose aussi un problème de sécurité, explique Joerg. Il faut un minimum de bruit pour permettre au conducteur de placer la voiture correctement sur la route, et pour savoir quoi faire à l’approche d’un virage. » Autrement dit, il y a un juste milieu à trouver entre le calme plat et le bruit qui sied à une Rolls-Royce. Tout en s’assurant que les joints de portière ne gèlent ni ne fondent par des températures extrêmes.

Quelles sont vos premières conclusions ?

Rolls parle de gains marginaux, une idée popularisée par l’ancien patron de l’équipe olympique britannique de cyclisme Dave Brailsford. Si vous peaufinez vraiment les détails, le résultat dépassera la somme des parties. C’est sans doute pour ça que Joerg grimace quand nous passons les 160 km/h – sur un circuit privé près du musée automobile de Franschhoek – et que le vent s’attarde autour des rétroviseurs. Il marmonne quelque chose en allemand tandis que les portières se verrouillent avec un « klang » faiblard plutôt qu’un « plump » distingué typiquement Rolls.

On entend également un léger grincement en provenance du siège conducteur, mais il faut dire que je l’ai reculé aussi loin que possible (ce qui fait tout de même moins loin qu’on s’y attendrait en voyant le gabarit de la voiture). Je me ravance un chouilla et le bruit disparaît. Ça ne paraît pas grand-chose à première vue, mais à 400 ou 450 000 € pièce avant personnalisation, le client a le droit d’être exigeant. La plupart d’entre eux appellent le PDG et le directeur technique par leur prénom. Et ils ne sont pas du genre à s’écraser quand quelque chose leur déplaît.

Ce doit être éreintant de travailler sur une voiture au plus-que-parfait…

En effet, parce que rien n’est jamais assez bien. Pourtant, même à ce stade de son développement, cette Rolls électrique – le modèle le plus décisif pour la marque depuis la Silver Ghost de 1906, selon Müller-Ötvös – est tout simplement la voiture la plus raffinée que j’aie jamais conduite. Son atmosphère, l’expérience qu’elle distille sont incomparables.

Si je voulais vraiment chipoter, j’aimerais bien un peu plus de poids dans la direction, et peut-être davantage de ressenti au début de la course de la pédale de frein. Sans oublier une régénération un peu plus significative en mode one pedal – via un petit bouton « B » sur le sélecteur de mode. Mais c’est très personnel, un autre conducteur vous dira peut-être le contraire. Globalement, la Rolls-Royce Spectre laisse déjà l’impression d’une machine de précision, magnifiquement construite. Juste avec moins de mécanique que d’habitude sous le capot. À conduire, c’est sidérant. Gros, mais (d’autant plus ?) sidérant. Et ce n’est pas du tout le caisson d’isolation sensorielle qu’on pourrait imaginer.

Quid de la « mécanique » de la Rolls-Royce Spectre, justement ?

Rolls ne donne pas beaucoup de détails mais on peut supposer que l’architecture est très proche de celle des BMW i7 et iX. Ce qui est une bonne nouvelle car toutes deux sont très réussies (chut, on a dit pas le physique). Néanmoins, Rolls-Royce a à cœur de mettre autant d’espace que possible entre elle et BMW. La Spectre a donc droit à une partie logicielle sur mesure, à l’intégration singulièrement Rolls-Royce, avec des transitions encore plus douces que sur l’i7.

La Spectre profite aussi d’une plus grosse batterie dont on peut estimer la capacité à 120 kWh, le nec plus ultra sur le marché. Le couple est confirmé à 900 Nm, et l’on parle de 585 ch.

La gestion de charge ne cesse de progresser. Si Rolls annonce 520 km d’autonomie, c’est paradoxalement beaucoup moins crucial pour cette voiture que pour d’autres électriques plus démocratiques. Car le client Rolls moyen a sept voitures dans son garage, et la Spectre sera de facto réservée aux grandes occasions. La Phantom, avec son V12 de l’ancien monde, est là s’il y a vraiment besoin de faire de la route. Ou plus probablement le jet privé… Vous avez peu de chances de croiser les occupants d’une Spectre en train de siroter un jus de chaussette sur une aire d’autoroute pendant qu’elle fait le plein sur une borne.

Du café soluble, vous voulez dire ? Pouah, mais c’est pour les pauvres !

What else ? Même en ces temps difficiles, il y a encore beaucoup d’argent qui circule, chez des gens de plus en plus jeunes. L’âge moyen du client Rolls a chuté de 56 ans en 2010 à 42 ans, et une bonne partie de ces clients sont maintenant des clientes. Si l’on vit de nouvelles Années Folles, la Spectre en sera l’une des icônes automobiles, comme ses ancêtres à l’ère des carrossiers.

Vous pouvez en dire plus sur le style de la Rolls-Royce Spectre ?

Elle est plus imposante que vraiment jolie, mais elle est incroyablement cohérente. Sa silhouette est sobrement délimitée par le pavillon, la ligne de caisse et ce que Rolls appelle la waft line, le coup de biseau le long des bas de caisse. Il faut ces jantes 23 pouces pour que ça fonctionne. Malgré la longueur et le profil fuyant, le Cx ne bat aucun record à 0,25 mais ne fait pas moins de la Spectre la Rolls la plus aérodynamique de l’histoire.

L’ouverture sous la calandre (le « temple grec » le plus large de l’histoire de la marque) est dédiée au refroidissement. La Flying Lady est plus inclinée qu’auparavant, les optiques à deux étages sont plus détaillées que sur les autres Rolls. La partie supérieure, correspondant aux feux de jour, est allumée en permanence. La majesté de l’ensemble, la puissance dégagée par ces lignes est vraiment à part.

Et dedans ?

On accède à l’habitacle via des portières à ouverture antagoniste, qui se ferment toutes seules quand vous effleurez les freins. Contrairement à certains autres vaisseaux électriques, Rolls a résisté à la tentation de la débauche hig-tech. Les propriétaires de Rolls, même ceux qui ont accumulé leurs millions dans la Silicon Valley, ne mangent pas de ce pain-là. Il y a tout de même pour la première fois une instrumentation numérique, qui réussit à ressembler parfaitement à une analogique.

On trouve un écran tactile central sur lequel on peut aussi naviguer via un sélecteur rotatif. Ce sont aussi de bonnes grosses molettes qui permettent de régler la clim, et les traditionnels poussoirs bleu/rouge. On n’a encore jamais fait plus ergonomique ni plus élégant. Le ciel (de toit) étoilé à la fibre optique s’étend maintenant au contre-portes. Une spécificité Rolls, et aussi la raison pour laquelle vous ne verrez jamais d’écran de cinéma géant façon Série 7 dans le plafond d’une Phantom ou d’une Ghost.

La console centrale est structurelle. On ne trouve donc pas ici d’espace de rangement comme dans beaucoup d’autres grosses électriques. Dommage, il y aurait eu assez de place pour ranger toute une collection de Top Gear magazine.

Les sièges sont fabuleux, sublimement moelleux tout en maintenant efficacement si l’on vire en force. Rolls a dessiné son propre système audio sur mesure, monumental. La sellerie de notre prototype est volontairement assez sombre mais tout est possible, tout est réalisable en matière de personnalisation. Un nouveau magasin de peinture ouvrira d’ailleurs ses portes dans les prochaines années, en même temps que l’usine de Goodwood s’agrandira pour suivre la demande.

C’est donc ça, le luxe ultime sur quatre roues ?

Peut-être bien. À ce niveau, les clients cherchent l’équivalent automobile d’un penthouse en haut du One57 à Manhattan, d’un yacht Project Norse ou d’un Gulfsteam G650 (un jet privé long courrier, Elon Musk en a un). La Spectre pourrait-elle être plus puissante ? Peut-être, mais elle est bien assez performante pour ce qu’elle est, et ce qu’elle prétend être. Ma définition personnelle de la coolitude, c’est quand quelque chose (ou quelqu’un) ne dépense pas une énergie superflue pour s’affirmer. Et de ce point de vue, la Spectre est vraiment très cool.

En savoir plus à ce sujet :

Rolls-Royce Spectre (prototype)

Année
2023
Type de moteur
Électrique
Longueur
545 mm
Largeur
2080 mm
Hauteur
1560 mm
Poids
2975 kg
Boîte de vitesses
Automatique
Nombre de rapports
1
Transmission
intégrale
Puissance
585 ch
Couple
900 Nm
0 à 100 km/h
4,5 s.
Autonomie
520 km

Electrique

Type
Électrique
Position
AV

Type
Électrique
Position
AR